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suggestif, que M. Renan a développé sa thèse favorite. Là, il l’appuie sur tout un système de métaphysique et de théologie, qui a pour conclusion le gouvernement du monde par la raison, c’est-à-dire par les savans. « L’élite des êtres intelligens, dit-il, maîtresse des plus importans secrets de la réalité, dominerait le monde par les plus puissans moyens d’action qui seraient en son pouvoir. » Quel est le peuple qui semble prédestiné à l’accomplissement de ce grand œuvre ? La France ou l’Allemagne ? — « La France incline toujours aux solutions libérales et démocratiques, c’est là sa gloire ; le bonheur des hommes et la liberté, voilà son idéal. Si le dernier mot des choses est que les individus jouissent paisiblement de leur petite destinée finie, ce qui est possible après tout, c’est la France libérale qui aura eu raison ; mais ce n’est pas ce pays qui atteindra jamais la grande harmonie, oui si l’on veut, le grand asservissement de conscience dont nous parlons. Au contraire, le gouvernement du monde par la raison, s’il doit avoir lieu, paraît mieux approprié au génie de l’Allemagne, qui montre peu de souci de l’égalité et même de la dignité des individus, et qui a pour but avant tout l’augmentation des forces intellectuelles de l’espèce. » Quoique ces mots à l’adresse de l’Allemagne ne soient pas sans quelque ironie, c’est en définitive à l’Allemagne et à ses idées aristocratiques que M. Renan donne gain de cause, s’il en faut juger par l’ensemble de son système. La démocratie, en effet, lui semble en contradiction avec l’ordre de l’univers, avec la providence : « elle est l’antipode des voies de Dieu, Dieu n’ayant pas voulu que tous vécussent au même degré la vraie vie de l’esprit. » Les théologiens se représentent une providence supérieure au monde et agissant par le dehors ; M. Renan y substitue une providence intérieure, immanente, qui, par des voies cachées et un machiavélisme divin, assigne à chaque être sa place et à tous des rangs inégaux. Cette providence, sous un autre nom, est la « souveraineté de la raison, » et sa justice est la « hiérarchie de fer de la nature. » — « Dieu est la vaste conscience où tout se réfléchit et se répercute, chaque classe de la société est un rouage, un bras de levier dans cette immense machine. Voilà pourquoi chacune a ses vertus. Nous sommes tous des fonctions de l’univers ; le devoir consiste à ce que chacun remplisse bien sa fonction. Les vertus de là bourgeoisie ne doivent pas être celles de la noblesse ; ce qui fait un parfait gentilhomme serait un défaut chez un bourgeois. Les vertus de chacun sont déterminées par les besoins de la nature ; l’état où il n’y a pas de classes sociales est antiprovidentiel. » L’immoralité même et le vice ont leur utilité : ils sont dans l’ordre de la nature et de la providence. « L’immoralité transcendante de l’artiste est à sa façon moralité