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savant ? Sous ce rapport, et surtout en fait d’art, les Américains de race blanche ne sont pas eux-mêmes beaucoup plus avancés qu’eux. Attendons les noirs à l’œuvre, et ne leur fermons point l’espérance. Au reste, dussent-ils à la fin demeurer en arrière sous le rapport du génie, ce qui est fort possible, il n’est pas besoin de génie pour participer aux droits communs. Chacun trouve toujours un plus savant ou un plus sage que soi, et surtout des gens qui se croient plus savans ou plus sages : théoriquement l’égalité des droits civils et politiques est en dehors de ces appréciations ; pratiquement elle n’exclut pas certaines conditions de capacité et de majorité intellectuelle ou morale que les législateurs ne devraient jamais négliger, que les Américains ont peut-être trop négligées vis-à-vis des noirs ; mais en aucun cas le droit à l’égalité n’exige que tous les membres de la société soient des Newton ou des Leibniz.

L’inégalité du droit des races, qui conserve encore une apparence plausible quand il s’agit des noirs et des blancs, devient absolument insoutenable quand on la transporte, comme le font les partisans des théories allemandes, aux variétés d’une même race, Gaulois, Latins, Germains. Qui prétendra que, de par la providence ou la nature, le cerveau d’un Français soit virtuellement inégal à celui d’un Allemand, et que l’un soit aussi incapable de concevoir les hautes idées de l’autre que le quadrupède de voler comme l’oiseau ? Et quand ce serait vrai, le droit des races germaniques à nous conquérir serait-il établi ? C’est M. Renan lui-même qui, trouvant dans Strauss la théorie des races mise au service de la politique allemande, lui objecta que, si la France compte parmi elle des Germains, l’Allemagne compte aussi des Gaulois et des Huns, l’Angleterre des Bretons, des Irlandais, des Calédoniens, des Anglo-Saxons, des Danois, des Normands purs, des Normands français. Sous couleur de science, la théorie des races est une des moins scientifiques dans ses applications à l’ordre politique et social. Chaque peuple a ses traditions, ses instincts héréditaires, son caractère propre, ses aptitudes, soit : y a-t-il là un prétexte plus sérieux à l’inégalité des droits que dans la différence de caractères entre deux individus d’une même nation ?

Des remarques analogues s’appliquent à la prétendue inégalité entre les classes : « Des générations laborieuses d’hommes du peuple et de paysans font, dit M. Renan, l’existence du bourgeois honnête et économe, lequel fait à son tour le noble, l’homme dispensé du travail matériel, voué tout entier aux choses désintéressées[1]. » M. Renan sait bien qu’il n’est pas besoin d’être noble pour se vouer aux choses désintéressées. Combien de génies sortis

  1. La Réforme intellectuelle et Morale, p. 245.