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des concerts populaires de Turin ; puis sont venus les Anglais, dont nous parlerons tout à l’heure. Rien de plus intéressant que ces sortes de défilés qui, sans qu’il nous en coûte le moindre dérangement, vont nous renseigner sur l’état actuel des esprits. Ainsi cette tendance au drame symphonique déjà signalée chez l’auteur du poème musical de Lenore reparaîtra à nos yeux plus systématiquement accentuée dans les intermèdes écrits par M. Manicelli pour une tragédie de Cléopâtre. C’est de la Cléopâtre courtisane et triomphante que le compositeur semble surtout s’être inspiré dans son ouverture ; j’entends bien au début un furieux branle-bas de trompettes et de grosse caisse, mais je passe et me hâte de saisir au vol comme un divin, papillon qu’elle est la ravissante phrase qui s’en dégage : toutes les montagnes en mal d’enfant n’accouchent pas d’une souris. Comme rythme et combinaison de timbres, c’est d’une nouveauté, d’une distinction exquises. A peine ai-je besoin d’ajouter que cette architecture rompt ouvertement avec l’ancienne, ce qui sans aucun doute a son avantage, attendu qu’il faut être poncif le moins possible, mais ce qui en définitive n’est point tout, ainsi que nous l’a démontré surabondamment, deux morceaux plus loin, l’ouverture de la Sémiramide, capable, sous son vieux moule rossinien, de défier, par la grandeur et l’étonnante majesté de son portique, maint palais fameux dont s’enorgueillit la forme moderne. Et d’ailleurs où voyons-nous aujourd’hui qu’il existe en musique une forme ? le but suprême n’est-il pas de n’en point avoir ? Haydn, Mozart, ont une architecture saisissable au premier coup d’œil dans son ensemble et son harmonie ; Beethoven, même vieillissant, obéit à d’imprescriptibles lois de symétrie, et le rossinisme d’autrefois, tant décrié pour ses fioritures, correspond au style orné, fleuri des Corinthiens. D’architecture musicale, mais il n’y a pour n’en point avoir que les grands hommes de ce temps ! Un fût de colonne ici et là, un chapiteau soigneusement ouvré, des fragmens, des mosaïques de sonorités, des minuties cousues les unes au bout des autres, voilà où nous en sommes ! Élargissez, variez, changez les formes, mais pour Dieu qu’une ouverture soit une ouverture, et qu’une suite pour orchestre ne s’intitule plus un opéra, car il faut qu’un art ait son architecture, et mieux vaut en désespoir de cause, conserver l’ancienne que de n’en point avoir du tout.

Il est possible, ainsi qu’on l’a prétendu, que M. Luigi Mancinelli soit un Massenet italien, mais alors ce serait un Massenet ayant des idées. Des intermèdes écrits pour la tragédie de Cléopâtre, l’orchestre populaire de Turin ne nous en a fait entendre que trois : l’ouverture, l’andante-barcarolle, la marche. En dehors de cette partie, toute dans la lumière de l’amour et du triomphe, il en est une autre dramatique et sombre et qui se compose d’une