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qui les emplissaient, l’oreille de loin en loin percevait comme un cri de détresse, comme un appel discordant auquel rien ne répondait. Cela partait d’un buisson de verdure, d’une sorte de sapinière improvisée dans la cage du grand escalier ; qu’était-ce que ces âpres et plaintifs échos ? tout le monde se le demandait, quand une curieuse, bientôt suivie de plusieurs autres, imagina d’aller y voir. « Ce sont les Tsiganes hongrois ! » dit une voix. Ils étaient là cachés sous les mélèzes et s’escrimant à jouer à leur manière une valse de Strauss. — Non ! pas cela, mais un tsardasch, réclame un amateur mieux avisé. — La valse terminée, on passe au tsardasch, et je vois encore un jeune dilettante franchir d’un bond les premières marches de l’escalier en s’écriant : « On se croirait à Pesth ! » À ces simples mots, mais électriques pour le chef d’orchestre et ses musiciens, ils se mirent à jouer leur musique, mélodies étranges, enfiévrées, qu’un enthousiasme frémissant accueillait ; peu à peu la foule attirée malgré elle s’était amassée, et le grand escalier ne tarda pas à présenter l’aspect d’un tableau de Véronèse. Quels sons tirait des cordes l’âpre morsure de ces archets diaboliques, je n’essaierai pas de vous le dire ; on était vaincu, entraîné ; l’évocation avait eu lieu et le démon y répondait, car pour enlever d’un coup tous ces musiciens instinctifs de la puszta, il avait suffi d’une âme vibrant à l’unisson et les comprenant. Le nom de la patrie absente, un regard sympathique, toute la magie était là. Et alors celui qui avait prononcé le mot de Pesth me rappela que la dernière fois que nous les avions entendus ensemble c’était à la veille de Sadowa, au Schülzenhof de Pesth, où Gyula Andrassy, le chancelier actuel d’Autriche-Hongrie, distribuait avec le plus bel entrain des quartiers de poulets frits aux danseurs et s’écriait en écoutant la bande de Fargasch que sa joie d’entendre de nouveau cette musique le dédommageait des eux années d’exil qu’il venait de faire. Aujourd’hui Gyula Andrassy, de concert avec M. de Bismarck, règle à Berlin les destinées de l’Europe, et ses amis les Tsiganes sont chez nous jouant leurs tsardasch pour le prince de Galles et nos bons Parisiens.

On se demande ce que devient au milieu de tout cela notre société des concerts du Conservatoire, elle qui devrait donner l’exemple et montrer la première aux étrangers ce que nous sommes et savons faire ? Partout règne la plus noble émulation, de tous côtés les orchestres nous arrivent, c’est à qui, bravement et loyalement, prendra part à ce grand concours orchestral auquel le Trocadéro sert de théâtre, et le Conservatoire, au lieu de se mettre à la tête du mouvement, reste chez lui, sa grandeur l’attache au rivage. Cependant, pour si grand seigneur qu’on se tienne, ce n’est point se commettre que d’accepter une fois tous les dix ans la lutte avec les premiers