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des défauts mêmes de la loi, en partie de la pauvreté et du manque de ressources de la plupart des villes. Ce ne sont pas là cependant les seules raisons du peu d’activité et du peu d’efficacité de la plupart des doumas. Il y a une cause plus générale, une cause supérieure, qui a pesé sur les municipalités aussi bien que sur les états provinciaux. Ce n’est ni l’inaptitude de la nation, ni la paresse ou l’inertie des classes dominantes, c’est l’absence d’institutions et de libertés politiques, c’est le manque d’esprit public. Cela paraît d’abord un paradoxe. Il semble que les franchises municipales doivent être d’autant plus respectées et d’autant plus fécondes qu’elles sont moins exposées à l’immixtion de questions étrangères et irritantes, qu’il n’y a rien pour en détourner l’intérêt et en déranger le jeu régulier. Par malheur, il n’en est pas toujours ainsi, et l’exemple de la Russie prouverait plutôt le contraire.

Nous nous plaignons souvent en Occident, et non sans raison, de la manière dont la politique s’insinue partout, faussant et dénaturant les libertés locales, substituant trop souvent aux intérêts des municipalités ou des départemens les passions et les divisions des partis. En Russie, l’on rencontre l’inconvénient inverse. Les provinces et surtout les villes russes nous font voir ce qu’en l’absence des libertés politiques peuvent devenir les libertés locales. La politique, qui complique si dangereusement toutes les affaires municipales ou provinciales, la politique, qui dans le champ paisible des intérêts locaux sème des germes de haine, de lutte et de désordre, y apporte en revanche un serment d’activité, un principe de vie qui sans elle ferait parfois entièrement défaut. Dans tous ces petits organes du self-government, dans ces mille corps épars, trop naturellement enclins à la somnolence et à l’engourdissement, la liberté politique fait circuler la vie, une vie souvent agitée et fiévreuse il est vrai, mais souvent aussi préférable à la torpeur et à la léthargie. En éveillant partout l’esprit public, elle le tient partout en haleine dans les petites comme dans les grandes affaires ; en stimulant le zèle ou l’ambition des hommes, elle les attire à d’obscures ou d’ingrates fonctions, qui sans elle pourraient souvent demeurer dédaignées et délaissées. Il n’y a pas à le nier, souvent la politique anime et féconde les institutions que parfois elle semble vicier et mettre en péril. Sans elle, les libertés locales, peut-être les plus précieuses de toutes, courent le risque de devenir des formes vides ou un aveugle et inerte mécanisme. Nous aboutissons ainsi, pour les institutions municipales, à la même conclusion que pour les institutions provinciales. Loin de toujours grandir plus sûrement à couvert de l’agitation des partis, le self-government local ne peut s’épanouir dans toute sa plénitude et donner tous ses fruits qu’au grand air de la liberté politique.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.