les maîtres du monde, est-ce par votre justice ou par votre politique, vous qui étiez d’abord le moindre de tous les peuples? Sans doute ce que vous avez fait est dans le noble intérêt de la patrie; mais qu’est-ce donc que l’intérêt de la patrie, sinon le dommage d’un autre peuple, c’est-à-dire l’extension du territoire par la violence? L’homme qui procure à sa patrie de tels avantages, qui, renversant des villes, exterminant les nations, a rempli d’argent le trésor public et enrichi ses concitoyens, cet homme est porté jusqu’aux cieux. » Nous refaisons cette partie du discours d’après des résumés plus ou moins fidèles et sur de simples vraisemblances, mais qui ne manquent pas de valeur, puisqu’elles sont confirmées par un texte certain où se trouve cette conclusion : « Tous les peuples qui ont possédé l’empire, et les Romains eux-mêmes, maîtres du monde, s’ils voulaient être justes, c’est-à-dire restituer le bien d’autrui, en reviendraient aux cabanes et n’auraient plus qu’à se résigner aux misères de la pauvreté. » Il faut que Carnéade se soit bien emparé des esprits pour oser proclamer avec un air d’innocence doctrinale de si déplaisantes vérités devant un auditoire de conquérans. Le Grec, confiant dans son éloquence, se donne la joie de faire payer à l’orgueil romain les frais de sa démonstration philosophique.
A qui connaît la finesse grecque il paraîtra évident que Carnéade, en remplissant le rôle de philosophe, n’avait pas oublié pourquoi il était venu à Rome, qu’il était ambassadeur, qu’il était un avocat chargé de plaider la cause d’Athènes accusée et punie pour avoir dévasté la ville d’Orope ; car, en y regardant de près, la conclusion de tout ce discours, conclusion implicite, mais que les Romains pouvaient tirer eux-mêmes, est celle-ci : Si vous, Romains, vous avez patriotiquement pillé le monde, pourquoi seriez-vous sévères pour nous, Athéniens chétifs, qui n’avons pillé qu’une bicoque? Ce qui nous fait croire que telle a été l’intention secrète de l’orateur, c’est que nous trouvons dans un fragment de Cicéron cette anecdote citée par Carnéade : « Un jour Alexandre demandait à un corsaire quel mauvais génie le poussait à infester les mers avec un seul brigantin. — Le même mauvais génie, répondit-il, qui te fait dévaster l’univers; parce que je n’ai qu’un frêle navire, on m’appelle pirate, et parce que tu as une grande flotte, on te nomme conquérant. » Alexandre ici c’est Rome, le pirate c’est Athènes. Nous sommes même tenté de croire que tout le discours sur la justice n’a été entrepris que dans ce dessein, et pour incliner les esprits à l’indulgence. Sans doute le scepticisme de Carnéade sur ce point, comme sur tous les autres, était sincère, puisqu’il l’a défendu toute sa vie ; mais, d’autre part, il faut bien reconnaître que jamais ce scepticisme n’a été plus opportun et d’un plus utile emploi. M. Mommsen