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opposée à l’obéissance qu’on doit aux lois et aux magistrats. » C’est assurément une des curiosités de notre sujet de voir qu’à propos des prétendus périls que la philosophie fait courir à la vertu, l’écrivain qui a montré le plus libre esprit est le pieux Rollin.

On a été plus loin, et en certains livres savans on a déploré la venue de Carnéade à Rome comme le commencement et la cause de la corruption romaine : « Maintenant tout est perdu, s’est-on écrié, vienne un Sylla, un César, ils trouveront les Romains façonnés à la servitude! » En un mot, on attribue à la philosophie la chute des mœurs et de la république. Déjà Montesquieu en avait rendu responsable Épicure; d’autres, après lui, ont imputé cette corruption à diverses doctrines et à l’exercice même de la libre pensée. Sans doute, une fois la digue rompue par Carnéade, l’invasion subite des idées grecques ne fut pas en tout heureuse. Ces sortes d’inondations morales ne vont pas sans dommage. Si dans la suite elles fécondent les esprits, elles commencent par les bouleverser. Rome a dû être particulièrement déconcertée, puisque, par une singulière rencontre, sa simplicité ignorante fut tout d’abord en proie aux raffinemens de la Grèce dégénérée. Il se trouva que la jeune Rome, au moment où elle désira s’instruire, reçut une sagesse usée et doutant d’elle-même. Ce n’était pas en tout pour un peuple neuf encore la meilleure des écoles. Aussi n’est-il pas étonnant que les vieux Romains, à leur tête Caton le censeur, aient repoussé comme un péril public ces idées étrangères, et que par leurs bons mots méprisans ou des mesures de rigueur ils aient résisté à cette science suspecte. Leur erreur seulement a été de croire que l’ignorance était une vertu patriotique, que cette ignorance pourrait durer toujours, qu’un peuple maître du monde, chargé de ses dépouilles, voudrait rester pauvre et simple et ne céderait pas à l’attrait des loisirs, des arts et de la science. Ces vieux Romains opiniâtres, mais à courte vue, travaillaient, sans le savoir, à établir ce qu’ils redoutaient le plus. C’étaient eux qui conseillaient sans cesse de nouvelles conquêtes, qui demandaient la ruine de Carthage; c’étaient eux, Caton surtout, qui dépouillaient le plus consciencieusement les provinces au profit de Rome; c’étaient eux enfin qui, dans leur patriotique avidité, contribuaient le plus à détruire cette pauvreté qu’ils déclaraient, par une singulière contradiction, la gardienne des mœurs.

Les écrivains politiques de Rome, qui pouvaient juger sur place les effets et les causes, n’accusent pas la philosophie et attribuent tout le mal à la soif des richesses que la conquête excita chez les plus humbles comme chez les grands. Tel est le sentiment de Salluste dans ses mélancoliques réflexions sur la conjuration de Catilina.