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leur expression, les généraliser en les attribuant indistinctement à tous les intéressés, bons, moins bons ou mauvais; conclure avec une grande partie de la presse française, comme elle le fit en cette occasion, à la solidité des promesses qu’offre à la nation la nouvelle organisation de l’armée, c’est dépasser la vérité et le but, c’est « retomber dans le vieux sillon » et préparer à la France comme à l’armée de pénibles déceptions en surexcitant l’orgueil public. Ces réflexions, les étrangers les ont faites, et au sujet du concert exagéré de congratulations auquel l’appel des réservistes a donné lieu chez nous, la presse anglaise, dans des intentions évidemment bienveillantes et sous une forme très discrète, nous a rappelé que nos illusions présomptueuses ont toujours été punies par des revers.

Si le dévoûment des réservistes nous a paru si méritoire, quel tribut de louanges ne devons-nous pas offrir aux territoriaux, qui entrent à leur tour en scène pour la première fois, à ces soldats conditionnels que les liens de la famille, des affaires et les habitudes chères à la maturité de leur âge, attachent si étroitement à leurs foyers? J’affirme, croyant bien connaître cette classe d’anciens serviteurs du pays, que leur zèle, peut-être un peu « grognard, » ne sera pas moins vif, pas moins sincère, et cependant leur sacrifice, quoique plus court[1], est bien plus grand !

Dans l’armée, encore plus que dans la société civile, le régime des applaudissemens érigés en système atteint la virilité des caractères. Il provoque les ambitions et les prétentions. Il a fait vivre plus de soixante ans parmi nous la légende de la victoire certaine, substituée au sentiment des patiens efforts de réflexion, de comparaison, de préparation, de travail assidu, qu’il faut faire pour la mériter et pour l’obtenir. C’est une mauvaise et dangereuse éducation pour l’esprit public et pour les troupes. Renonçons pour toujours à des entraînemens qui coûtent si cher. Nous y gagnerons en simplicité, en vérité, en dignité d’attitude. Nous inspirerons plus de confiance à nos amis, plus de respect à nos ennemis, quand nous aurons abandonné notre vieille habitude d’admirer et de présenter au monde comme des héros les hommes qui font leur devoir.

Ainsi l’éducation de l’armée est tout à la fois insuffisante et faussée. Les programmes en sont à faire, les procédés à établir, et j’expose à ce sujet des vues générales qui seront, j’espère, accueillies, au moins discutées, par les officiers qui ont longtemps vécu au milieu des troupes en étudiant les moyens pratiques d’agir sur leur esprit et de le diriger. Il faut d’abord considérer que les soldats du service obligatoire diffèrent par leur origine, par leurs dispositions,

  1. Les réservistes ont été réunis et soumis aux exercices militaires pendant vingt-huit jours, les territoriaux pendant treize jours.