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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/207

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société de confrères dévoués et de femmes aimantes, dont l’admiration allait jusqu’à l’engouement. C’est là que le rencontra pour la première fois une de ces ferventes admiratrices, Mme Emma Niendorf, qui, pendant dix ans, a été l’Eckermann de ce compatriote de Goethe, et qui a laissé sur les dernières années de sa vie un livre plein de lettres curieuses et de détails intéressans : Lenau in Schwaben. — « Le cœur me battait, dit cette enthousiaste, comme dans l’attente d’une joie de la nuit de Noël, lorsque j’entrai dans le salon où je devais rencontrer M. de Niembsch (Lenau). Il apparut tout à coup, et alors je regardai timidement cette belle tête pleine de pensées... Sa taille est plus petite que je ne l’imaginais. Il est pâle et sombre. La passion et la méditation ont sillonné de rides son front noble, — je pourrais dire presque royal... Ses yeux sombres où luit la flamme de l’esprit vous regardent jusqu’au fond de l’âme. Quel merveilleux regard! C’est comme un pouvoir magnétique... Il parla peu. Ses paroles lentes empruntaient une sorte de charme à son léger accent autrichien... Il s’y mêlait aussi comme un souvenir de la patrie hongroise. » — Et plus loin : « Comme j’aime dans Lenau cette vivacité, cette naïveté d’accent qui part du cœur, ce mélange de gravité et d’enfantillage, ces expressions saisissantes et surtout son regard qui souligne pour ainsi dire les paroles ! Le plus souvent il reste silencieux, mais s’il parle, alors cela jaillit du cœur comme une source. Il expose ses idées d’un air joyeux, ses yeux rient, il anime les choses, il crée. Mais souvent, chez lui, on trouve une taciturnité, un effacement, je pourrais presque dire un ensevelissement de la physionomie. Des rides profondes se creusent au long de son front. Clément Brentano avait de semblables rides... » — A travers cet enthousiasme féminin et tout allemand, on voit l’homme : petit, maigre, pâle, avec de grands traits et de grands yeux, la parole lente, le geste brusque et expressif; fantasque et taciturne, sensitif comme une femme, passant d’une maussaderie farouche à une expansion charmante, se froissant pour un rien, s’amusant d’un oiseau qui vole, ayant comme le sauvage et comme l’enfant une étonnante mobilité d’esprit el une imagination si excitable qu’elle confine à chaque instant à l’hallucination; — en un mot, un être merveilleusement organisé pour beaucoup souffrir en ce monde.

De 1831 à 1832, Lenau vécut fréquemment dans l’intimité de Justinus Kerner et de sa famille. Dans ce joyeux pays de Souabe où les vignobles verdoient sur les pentes des collines, au milieu d’un cercle d’amis selon son cœur, dans une atmosphère de poésie et de musique, le talent de Lenau se développa et s’épanouit comme une vigne en fleurs. Un moment on put croire même que son cœur allait se fixer. Il avait été touché par le charme d’une jeune artiste que ses amis désiraient vivement lui voir épouser, mais les