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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/223

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mètre de cinq ou de six syllabes est coupé à des intervalles inégaux par un vers de quatre syllabes, bref comme un cri de passion ou comme un baiser, chaque mot est une image et une caresse. C’est à la fois grand et intime comme un fragment d’une symphonie de Beethoven. On y entend le tumulte de la mer orageuse et le battement violent de deux cœurs palpitans, le murmure adouci des flots soudain rassérénés et le discret susurrement des mots tendres, chuchotes à l’oreille, des baisers chantant sur les lèvres, tandis que des milliers d’étoiles se lèvent dans le ciel.

Il est à regretter pour la gloire de Lenau que son œuvre ne contienne pas un plus grand nombre de poèmes tels que les Schilflieder, le Désir, l’Armoire ouverte, le Postillon ou les Paysans de la Tissa. Mais il était écrit que dans cette riche organisation la fièvre philosophique dessécherait la généreuse sève naturaliste qui donnait à sa poésie les fleurs les plus parfumées. Peu à peu les broussailles de l’abstraction métaphysique envahissaient le terrain et étouffaient toute floraison sous le poids de leurs lianes confusément emmêlées. Après avoir chanté les inquiétudes de son cœur, Lenau essayait de chanter les inquiétudes de son esprit. — « Chez Lenau, disait Justinus Kerner, la philosophie tuera la poésie, comme chez Uhland par moment la politique obscurcit l’imagination. » — La prophétie devait, hélas ! se réaliser. Malheur aux poètes qui permettent à la philosophie d’envahir le domaine sacré de l’art. Leur poésie y perd sans retour sa jeunesse et ses plus fraîches couleurs. Ils se laissent séduire par cette illusion de pousser l’art sur des sommets plus élevés et moins accessibles au vulgaire, et ils oublient que la muse n’est pas organisée pour respirer sur ces cimes glaciales et nues. Ils la fatiguent et l’essoufflent, et quand ils lui demandent de chanter, il arrive qu’elle n’a plus de voix, ou, ce qui est pis, qu’elle a la voix fausse. La philosophie vit de syllogismes et d’idées abstraites, la poésie vit d’images et de sentiment. L’une veut prouver, l’autre doit charmer. A force de s’essayer à parler la langue dogmatique de la philosophie, la poésie perd sa belle langue imagée et musicale, et, en dépit de ses efforts, elle n’arrive jamais à avoir la rigueur, la précision du langage scientifique. À ce marché de dupe, elle donne tout ce qu’elle a et ne reçoit rien en échange. Ajoutez à cela que le poète, personnalité mobile et impressionnable, n’a pas cette fixité d’esprit, cette impassibilité indispensables au savant et au philosophe et que, dans ce domaine de la pensée pure, il est le jouet de tous les systèmes qui viennent tour à tour murmurer leurs formules à son oreille. Lorsqu’il écrivait Faust, Lenau était panthéiste. Plus tard, dès qu’il fut préoccupé de l’idée d’écrire Savonarole, il redevint chrétien et mystique. — « J’ai renvoyé, disait-il à Kerner en 1837, j’ai renvoyé le vieux