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rencontrée pour la première fois à table d’hôte. Il avait été frappé de ses façons simples et modestes. — « Elle était, disait-il, de pure race germanique, d’une grâce suave et d’une pureté de madone, belle jusqu’au fond du cœur. » — Il s’éprit d’elle brusquement et violemment. Toute sa crainte était d’essuyer un refus. Il fut bien vite rassuré; la jeune fille se montra à la fois fière et charmée de cet amour d’un illustre poète. C’était pour elle un bonheur inattendu; elle était sans fortune et avait eu jusque-là une jeunesse austère, entièrement consacrée aux soins de son père malade. Avec un joyeux frisson d’étonnement, elle se vit tout à coup entourée d’une atmosphère d’amour. Lenau l’adorait, et, avec cette fièvre qu’il portait à toutes choses, il ne vivait plus que pour ce nouvel amour. Il était rajeuni, s’habillait comme un élégant et promenait glorieusement chaque soir son bonheur sous le péristyle de la Conservation, au milieu de la musique, des lumières et des parfums d’orangers en fleurs. La joie lui ôtait le sommeil, et, rentré dans sa chambre, il passait des nuits entières à jouer du violon, si merveilleusement que des groupes enthousiastes s’attroupaient sous ses fenêtres. Il ne cessait qu’au matin, s’enivrant de sa propre musique qui l’exaltait jusqu’à l’énervement. Les médecins lui avaient défendu ces abus de musique qui lui étaient nuisibles, mais il n’en continuait pas moins de jouer. L’amour de cette jeune fiancée lui donnait une fièvre de renouveau. Il se croyait, lui aussi, redevenu jeune, ne se souvenant plus qu’il avait dit dans un de ses sonnets : — « La jeunesse fuit dans les airs comme une feuille de rose, et plus vite encore que la jeunesse s’évanouit l’amour, ce précieux parfum de la feuille de rose. Mais à la navrante agonie de la beauté, le cœur persiste dans ses illusions, comme si la beauté ne l’abandonnait point, et mourant, il ne peut s’accoutumer à l’idée de la mort, »

Il avait reconduit sa fiancée à Francfort, et de là il était allé à Dotternhausen trouver son éditeur, le baron Cotta. Il fallait en effet songer à assurer matériellement cet avenir qui lui apparaissait souriant comme une aurore. Lenau n’avait qu’une fortune médiocre, et la jeune fille était pauvre. Il obtînt de Cotta, en échange de la cession de ses œuvres complètes, une somme de vingt mille florins, payable en différens termes. Il revint enchanté de son marché et, croyant posséder le Pactole, jusqu’au jour où ses amis lui firent remarquer qu’il n’avait stipulé aucun intérêt du capital, et que, pour le présent, il allait manquer d’un revenu régulier. Cette brusque chute dans la prose de la vie de tous les jours influa de nouveau sur son humeur, et ses accès d’irritabilité revinrent plus fréquens. D’ailleurs une plus fiévreuse préoccupation l’agitait encore. La femme qui lui avait donné douze ans de sa vie, qui lui avait sacrifié