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par l’opinion publique, il laissait les événemens suivre leur cours, s’en remettant à son autorité morale pour les diriger. La guerre allait éclater, et il croyait encore que tout n’était pas irrévocablement décidé à Berlin ; il se figurait que le roi était en proie aux plus cruelles perplexités, et que M. de Bismarck n’était plus maître de son souverain, tandis que tous les deux s’employaient à précipiter le dénoûment. Que le roi ait eu des hésitations, on n’en saurait douter. Quelles n’eussent pas été les conséquences d’un échec! En cas de revers, ne risquait-il pas l’existence de la monarchie, d’une monarchie d’autant plus facile à démembrer qu’elle n’était faite que de pièces rapportées? mais ses défaillances n’ont pas été aussi grandes qu’on l’a prétendu. N’était-il pas avantageux de laisser, en cas de mauvaises conjonctures, une porte ouverte pour renouer avec l’Autriche, et n’était-ce pas une tactique habile de faire craindre à la France, si désireuse de complications, que le roi, si on l’inquiétait ou si on lui demandait des sacrifices de territoire, ne se décidât à se réconcilier avec la cour de Vienne? J’ajouterai qu’il était de bonne politique, en engageant une partie aussi redoutable, de laisser autant que possible au ministre dirigeant la responsabilité de la guerre, et d’avoir tout prêt, en cas de désastre, un bouc émissaire assumant les fautes commises et payant pour tout le monde. « En 1804, a dit M. Thiers dans son histoire de l’empire, la Prusse avait un roi fort jeune, fort sage, qui mettait beaucoup de prix à passer pour honnête, qui l’était en effet, et qui aimait infiniment les acquisitions de territoire... On possédait un singulier moyen de tout expliquer d’une manière honorable : les actes équivoques étaient attribués à M. d’Haugwitz, qui se laissait immoler de bonne grâce à la réputation de son roi. » En appelant M. de Bismarck, qui était un bien autre homme que M. d’Haugwitz, pour lui confier la direction de sa politique extérieure, le roi n’ignorait ni ses vues, ni la nature de son caractère. Il savait qu’il était partisan résolu de la réforme militaire, adversaire déclaré des institutions fédérales, et que tout son programme tendait à expulser l’Autriche de l’Allemagne. Il le connaissait pour un patriote ardent, rempli d’admiration pour la politique du grand Frédéric, dont il s’était assimilé la pensée et les procédés, et il était convaincu que cette politique, qu’il résumait en deux formules : l’Autriche sans la France d’abord, la France ensuite sans l’Autriche, pratiquée avec suite et persévérance, produirait tous ses effets[1].

  1. La pensée d’une guerre avec la France dès cette époque s’imposait tellement à la politique de la Prusse qu’au moment de partir pour la campagne de Bohême, le roi disait à un attaché militaire allemand : «Nous nous faisons la guerre maintenant, mais soyez sans crainte, nous nous réconcilierons pour faire plus tard une autre guerre en commun. » (Papiers des Tuileries, Clermont-Tonnerre.)