Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/344

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’empereur fut accueilli à Moscou avec un enthousiasme extraordinaire. Lorsque le lendemain il parut sur l’Escalier-Rouge, et, suivant l’expression du XVIe siècle, montra aux Moscovites « les yeux brillans du tsar, » les hourrahs, les cris du peuple couvrirent la voix des cloches dans la cité aux quarante fois quarante églises. — « Sur chaque marche de l’Escalier-Rouge, raconte Glinka, des milliers de mains empressées cherchaient à toucher les jambes du souverain, les pans de son uniforme, que l’on couvrait de baisers et de larmes. » Rostoptchine, dans un des fragmens reproduits par M. Anatole de Ségur, a raconté, en y mêlant quelques notes ironiques, l’élan de sacrifice qui se manifesta dans l’assemblée de la noblesse et dans celle des marchands au Kremlin. Les propriétaires promirent un homme par dix paysans, les marchands offrirent 2,400,000 roubles. Avec un peuple si admirablement disposé, la défiance la plus soupçonneuse aurait dû désarmer: celle de Rostoptchine ne désarme jamais. Le spectre du libéralisme et du martinisme jette une ombre sur son esprit inquiet. Dans ce grand mouvement, précurseur du réveil des peuples, il reste l’homme de l’âge précédent, le directeur du cabinet noir de Paul Ier qui n’a confiance que dans les moyens d’intimidation. À cette fête nationale, il a tenu à mêler un peu de police :


«J’appris dans la nuit, dit-il, et cela me fut confirmé le lendemain, que quelques personnes appartenant à la secte des martinistes s’étaient entendues pour demander à l’empereur, lorsqu’il proposerait l’opotchénié, combien nous avions de troupes, combien en avait l’ennemi, quels étaient les moyens de défense. C’était là un projet hardi, déplacé, dangereux dans les circonstances présentes; mais que ces gens-là le missent à exécution, je ne le craignais guère, car ils étaient de ceux qui sont braves en chambre et poltrons en public. Toutefois je fis exprès de répéter plusieurs fois devant tout le monde que j’espérais offrir à l’empereur le spectacle d’une assemblée de noblesse, fidèle et respectueuse, que je serais au désespoir si quelque malveillant se permettait de troubler l’ordre et s’oubliait en la présence du souverain, et que ce quelqu’un, avant d’avoir achevé sa harangue, était sûr de partir à bride abattue pour un long voyage. Afin de donner plus de poids à mes paroles, je fis stationner non loin du palais deux télègues, attelées de chevaux de poste, et deux officiers de police en costume de route, qui se promenaient auprès d’elles. Si quelque curieux demandait pour qui ces télègues, ils avaient ordre de répondre : « Pour ceux qui seraient envoyés en Sibérie. » Ces réponses et la nouvelle des deux télègues arrivèrent bien vite à l’assemblée. Les braillards se le tinrent pour dit et se conduisirent en gens raisonnables. »


Rostoptchine n’était pas seul à perpétuer au milieu d’une situation