Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/347

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au sujet de laquelle vous aurez à conférer avec moi. — Je remercie sa majesté, répond Glinka; mais permettez-moi de retourner promptement à la maison. Voilà trois jours que ma femme entend tinter à ses oreilles les clochettes de la télègue de police. »

On ne peut dire avec certitude quel but se proposait Rostoptchine en confiant ces 300,000 roubles au publiciste. Rostoptchine, comme une partie de l’aristocratie, n’était pas trop rassuré. Il y avait quelque chose d’anormal à appeler aux armes pour la liberté une nation de serfs qui sentaient vivement l’injustice de leur situation et qui n’avaient pas oublié les démagogues du XVIIe et du XVIIIe siècle, Stenko Razine et Pougatchef. Les nobles voyaient avec une certaine appréhension l’opoltchénié, l’armement des paysans, « Toutes ces mesures, écrivait Rostoptchine à l’empereur, tous ces arméniens inouïs jusqu’à présent, s’évanouiront en un clin d’œil, si le désir d’acquérir la prétendue liberté soulève le peuple pour la ruine des nobles, seul but de la populace dans tous les troubles et toutes les révolutions. » Or, on savait que Napoléon songeait à soulever le peuple russe. Dans une lettre au vice-roi d’Italie, il demandait « quelle espèce de décret ou de proclamation on pourrait faire pour exciter la révolte des paysans. » On avait sans doute déjà entendu les moujiks qui disaient : « Bonaparte vient pour nous donner la liberté, nous ne voulons plus avoir de seigneurs. » Le peuple russe, dans sa généralité, a cependant trompé les prévisions pessimistes de ses maîtres : l’ardeur de la lutte contre les musulmans, les païens, profanateurs de ses églises, le fanatisme religieux entretenu par les prêtres, son dévoûment passionné à la personne du tsar, l’ont garanti de la contagion, lui ont fait oublier même ses antiques et légitimes revendications. Les opoltchentsi, qui ont combattu à Borodino, sont rentrés esclaves sous le toit de leurs chaumières; mais en 1812 Rostoptchine et les hommes de sa caste avaient peur du peuple, surtout du peuple de Moscou. C’était donc pour endormir ses instincts de liberté, pour détourner toutes ses ardeurs contre les Français, que l’on comptait sur Glinka. Rostoptchine croyait sans doute que quelques roubles distribués à propos pourraient y aider. Glinka aimait et respectait trop les grandes barbes pour penser que le patriotisme s’excite à prix d’argent. « Avec l’aide de Dieu, se dit-il, je réussis à enflammer le cœur des bons citoyens, à calmer leurs esprits, à leur inspirer la prudence, les mettant en garde à la fois contre les séditions et contre les paniques... Agissant la poitrine découverte, parlant à voix haute, je ne touchai même pas aux 300,000 roubles qui m’avaient été confiés; il me suffisait qu’on m’eût délié la langue... L’argent est utile pour les besoins de la vie ordinaire, mais malheur à nous quand la