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longtemps, les habitans, brusquement tirés de leur sécurité, se portaient aux barrières, encombraient toutes les rues et toutes les routes de leurs voitures, si bien que, pour évacuer ce qui restait à Moscou, les moyens de transport manquaient à Rostoptchine tout aussi bien que le temps. Il fallait justifier aux yeux de l’empereur tant de négligences et de fausses mesures : de là cette seconde lettre du 13 au soir, et cette affectation à rejeter toute la responsabilité sur Koutouzof.

M. Popof est tenté d’aller plus loin encore : ce n’est pas Koutouzof qui a trompé Rostoptchine, c’est peut-être Rostoptchine qui a trompé Koutouzof. M. Popof cite une lettre de Koutouzof, du 17-29 août, presque au début de son commandement, où il remercie Rostoptchine des promesses de secours qu’on lui a faites : « La mise sur pied, en sus de l’opoltchénié, de 80,000 volontaires armés, vrais fils de la patrie, est un trait qui fait honneur à l’enthousiasme des Russes, à la confiance qu’a su inspirer aux habitans de Moscou le chef qui les anime de son ardeur. » Koutouzof termine en priant le gouverneur de tenir ces forces à sa disposition et de les diriger, quand le moment sera venu, sur Mojaïsk. Que lui avait donc écrit Rostoptchine? Probablement ce qu’il répète dans une lettre du 19 août — 1er septembre : « Si vous êtes contraints d’abandonner votre position et de faire retraite sur Moscou, alors je réunirai beaucoup de dizaines de mille hommes, des gaillards résolus, et j’irai me joindre à vous[1]. » Koutouzof, qui arrivait de Saint-Pétersbourg et ignorait ce qui se passait à Moscou, devait en croire un gouverneur dont le monde vantait l’activité et la popularité. Dans ses affiches, le comte Feodor parlait constamment de se mettre à la tête des Moscovites pour aller faire entendre raison au méchant : « Si l’armée ne suffit pas, s’écriait-il, je dirai à mon tour : En avant la droujina de Moscou! Et nous serons 100,000 braves. Nous prendrons avec nous l’image de la Mère de Dieu d’Ibérie, 150 canons, et nous finirons l’affaire tous ensemble. » Koutouzof comptait si bien sur les secours annoncés qu’après la bataille de Borodino il demandait à « se renforcer de l’opoltchénié de Moscou, » c’est-à-dire des milices ou de la droujina de Moscou, car l’opoltchénié proprement dite avait déjà figuré à la bataille. En conséquence, il priait le gouverneur de faire avancer « les troupes qu’il avait sous ses ordres. »

Quelques jours après Koutouzof écrivait de nouveau : « Mes troupes, malgré une si sanglante bataille, sont encore en nombre respectable. Toutefois j’apprends qu’un corps ennemi s’est avancé sur la route de Zvénigorod : ne va-t-il pas trouver sa tombe creusée par la droujina de Moscou, en punition de cette tentative contre

  1. Archive russe, t. III, p. 457.