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police et amuser avec des affiches. Lui donner des armes, c’était dangereux et inutile. Dans ses mémoires, il n’a pas assez de dédain pour ceux qui prirent au sérieux le projet d’armer le peuple : « Il y eut, dit-il, quelques ridicules explosions d’amour pour la patrie ; une dame me proposa de créer un régiment d’amazones; les acteurs du théâtre russe prétendirent à eux seuls défendre la capitale et offrirent de soumettre leurs courages et leurs bras au général Apraxine ; celui-ci déclina cette honorable proposition et refusa de s’immortaliser à la tête de vingt héros de théâtre costumés en Romains. » Rostoptchine affecte de ne se souvenir que des propositions les plus excentriques afin de jeter sur les autres une teinte de ridicule. Des héros de théâtre ! A une époque récente n’a-t-on pas vu des acteurs tenir honorablement leur place dans les rangs, même sans être costumés en Romains? Quoi qu’en dise le comte Feodor, plus d’un Moscovite dut lui fournir des idées qui eussent mérité autant de considération que les inventions de Leppich. Mais toute initiative populaire ne pouvait inspirer à un ancien ministre de Paul Ier que défiance et mépris.

Rostoptchine avait promis à Koutouzof, en août 1812, de se préparer soit à défendre la ville, soit à assurer le salut des habitans. Si quelqu’un à cette époque peut se plaindre d’avoir été abusé, ce sont avant tout les Moscovites, que leur gouverneur entretint jusqu’au dernier moment dans une trompeuse sécurité, leur « jurant sur sa tête que le méchant n’entrerait pas dans Moscou, » apportant des entraves à l’émigration, empêchant de sauver beaucoup de trésors, et des trésors scientifiques dont la perte fut irréparable. On se rappelle dans quel moment il écrivit, au courant de la plume, l’appel aux Trois-Montagnes. C’était le 11 septembre; il venait de dire à Clinka que Moscou serait rendue bez krovi; il avait encore les yeux humides des adieux faits à sa famille ; il avait prévu la retraite de l’armée et l’incendie de son palais de Voronovo, et, tout en affirmant à Glinka « qu’il n’y aurait rien aux Trois-Montagnes, » il livrait à l’imprimerie cette furibonde proclamation : «Armez-vous de tout ce qui vous tombera sous la main, à pied, à cheval !... allez avec la croix, précédés des bannières, rassemblez-vous à l’instant sur les Trois-Montagnes ; je serai avec vous, nous exterminerons ensemble les envahisseurs, » Il terminait en montrant aux moujiks, comme un autre Mahomet, le paradis pour les braves et la punition au jugement dernier pour les lâches! Le lendemain, nouvelle affiche : « Nous renverrons ces hôtes au diable et nous leur ferons rendre l’âme, nous nous mettrons à l’œuvre pour réduire en poudre ces perfides. » Quel était donc son but? Empêcher par ces proclamations mensongères le découragement de la population? Mais qu’importait son découragement, puisqu’on avait renoncé à toute