Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/388

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’il jure. Il ne fume point et jure encore moins, si ce n’est en piémontais, qu’il commence à parler très passablement. Il n’a pas beaucoup grandi, mais il est extrêmement fortifié; du reste il est très enlaidi... Son joli son de voix s’est aussi perdu. A force de crier, sa voix est rauque et brisée; mais tout le monde l’aime. Il compte pour un très bon officier, se trouvant bien partout ; il trouve moyen d’obliger ses camarades sans ostentation et sans se faire jamais un mérite de rien... « Et un autre jour : « Si vous saviez combien le moral d’Eugène s’est formé au milieu de tout ceci, combien son âme renferme de noblesse et de courage, vous verriez que moi-même le voulant, il me serait impossible de l’entraîner à une détermination douteuse. Si une bonne tête, un cœur noble, des talens peuvent redevenir des qualités que l’on prise, peut-être se trouvera-t-il que j’aurai bien élevé mon fils ; sinon les circonstances auront écrasé moi et mon courage!.. » Mme de Costa, par un pressentiment de mère, répondait d’un accent désolé : « Pauvre enfant, je ne le reverrai plus ! »

Le marquis Henry vivait dans son fils, son jeune compagnon de tous les jours. C’était-sa force dans la crise terrible où il se trouvait engagé sans apercevoir au bout une issue ; c’était aussi le point vulnérable chez cet homme au cœur valeureux, et c’est à cette partie de son être qu’il allait être atteint. Jusque-là il avait pu souffrir de tout ce qu’il voyait, il avait pu avoir des blessures d’intérêts, des déceptions d’opinion, des doutes sur l’avenir. Ce n’était rien encore : il touchait au vrai et poignant déchirement, à la première épreuve décisive, celle du père; il y en a une seconde, celle du soldat et du patriote ; il y en a même une troisième, celle de l’exilé revoyant furtivement après la tempête son foyer ravagé et désert. Ce sont comme les étapes de cette douloureuse carrière.

Au commencement de 1794, le marquis Henry, connu déjà comme aussi bon militaire que mauvais courtisan, avait été envoyé du Petit-Saint-Bernard à l’armée des Alpes de Nice. Il s’était arrêté à Turin, il avait monté en grade ! Il avait été nommé major, — mais « major sans paie, » et il se consolait en disant que, puisque sa jument Rebecca venait de mourir au moment de rentrer en campagne, puisqu’il n’avait pas d’argent pour la remplacer, il aurait du moins la ressource de mêler à son pain le fourrage de sa monture. Il avait fait aussi une petite station à Asti, dans un monde de pauvres émigrés et de moines qu’il décrit d’un trait leste et piquant. De là il avait été presque aussitôt expédié à Lauthion, sur les lignes de défense dont le point culminant est Saorgio. Il peint lui-même son pittoresque poste de guerre: «Lauthion est une sorte de vallon étroit tendant de Saorgio au col de Raous et au fond duquel coule