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ESQUISSES ESTHÉTIQUES

CHARLES GLEYRE

Gleyre. Étude biographique et critique, par Charles Clément. Paris, 1878, Didier.

Une amitié sincère est pour tout homme le bien précieux par excellence, mais plus encore peut-être pour un artiste que pour aucun autre. Tout artiste a besoin de l’amitié même au sein de la fortune et des succès, car, ne créant que par sympathie, il faut qu’il retrouve en autrui cette flamme d’amour dont il fait une si large dépense; mais ce besoin est bien plus impérieux encore pour celui qui s’obstine avec une noble énergie à tenter des voies solitaires, ou dont les succès lents, incertains, intermittens, quand ils ne sont pas tout à fait tardifs ou même entièrement posthumes, n’ont pas en eux assez de force de chaleur pour réchauffer le pauvre cœur qui s’est appauvri de son feu à poursuivre ces tièdes résultats. Que de jours alors où l’artiste a besoin d’un secours moral qui le raffermisse dans sa constance, le préserve des inspirations malfaisantes du dépit, ou le sauve de ce noir abattement, pire que le désespoir, dont l’âme prend si vite l’habitude, et d’où elle ne sort qu’amollie et détendue, sans ressort et sans accent, comme trempée de lâcheté et d’impuissance. Un tel artiste est évidemment toujours au bord de cette atroce situation morale que le grand poète anglais, Alfred Tennyson, a prêtée à Siméon le Stylite expirant, et qu’il a su rendre avec une si douloureuse éloquence, le doute de soi-même, l’inquiétude de s’être trompé sur la voie suivie, le cruel sentiment de l’inutilité des sacrifices accomplis pour atteindre un but