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pour une bonne part au demi-isolement dans lequel s’est écoulé sa vie, peut être dite heureuse après tout, puisqu’elle le condamnait à n’avoir que des amitiés d’élite. Il fallait être en effet de nature quelque peu exceptionnelle, et, j’oserai dire choisie, pour se plaire dans la compagnie de Gleyre ; les simples mondains n’auraient pas trouvé leur compte avec lui, car ce n’était pas une de ces connaissances qu’on aime à exhiber pour s’en faire gloire, ou près desquelles on va chercher des distractions équivalentes à la lecture d’un petit journal ou à la représentation d’un vaudeville. Nuls dehors, aucun clinquant, nulle prise pour la futilité, nuls sacrifices au désir de plaire ; Gleyre laissait vraiment sans ressources la vanité de ses intimes. Physiquement, ce n’était pas un Apollon. Au rapport de sa vieille amie, Mme Cornu, il avait été, paraît-il, charmant et beau dans sa jeunesse; mais ceux qui ne l’ont connu que dans ses vingt-cinq dernières années étaient obligés d’accepter ce témoignage avec une foi aveugle, tant les duretés de la vie avaient effacé tout vestige qui pût en attester l’authenticité. La maladie et le soleil d’Orient avaient gonflé ses paupières et voilé son regard, les privations et les chagrins avaient creusé, ridé, crevassé, raviné son visage au point de n’en pas laisser une place qui ne fût un pli, l’habitude des pensées tristes avait comme plaqué sur sa physionomie un masque de douceur morose et de mélancolie sans fascination. Que de fois il m’est arrivé en l’approchant de me rappeler les paroles du philosophe Emerson sur les âmes simples et véridiques qui accomplissent sans bruit leur labeur en ce monde, et qui n’ont pas de teint de rose, de beaux amis, de chevalerie et d’aventures! Ce n’était pas non plus un amuseur, et si c’est là par hasard un défaut, il y gagnait au moins de ne jamais donner envie aux méprisans ou aux malins de se rappeler quelqu’un des masques de la comédie italienne, et de murmurer entre leurs dents les noms de Scaramouche ou de Trivelin, comme il est arrivé plus d’une fois pour nombre de ses confrères.

Sa conversation, pleine de choses, instruisait par choc en retour, pour ainsi dire, car ce n’était qu’après réflexion et lorsqu’une occasion en rappelait le souvenir qu’on se rendait un compte exact de la justesse des opinions qu’on lui avait entendu émettre. La pensée chez lui valait en effet mieux que l’expression, qui d’ordinaire restait sans relief; son élocution était convenable sans rien de plus, et arrivait à la correction avec quelque fatigue et à la netteté avec quelque effort. Il savait moins bien communiquer son enthousiasme et ses admirations que ses dédains et ses rigueurs, et j’oserai dire qu’il était un peu à l’égard des choses qu’il préférait comme la timide Cordélia, qui, tout en aimant trop, reste impuissante