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va pas tout à fait ainsi lorsque la nécessité frappe à notre porte. Si tout se bornait encore à manger de la vache enragée trop dure et à porter des habits trop mûrs, comme il arriva trop souvent au pauvre Gleyre ! mais il est d’autres conséquences plus redoutables. Nous sommes portés alors à traiter ces lenteurs de stérilité, et, injustes contre nous-mêmes, à appeler ingrate et impuissante une intelligence qui obéit simplement à ses conditions propres de développement. De là les découragemens répétés et ce plus douloureux de tous les sentimens, le doute de soi-même. Aussi Gleyre, pendant presque tout le temps de son séjour à Rome, fut-il en proie à l’horrible maladie de l’ennui, malgré les ressources de tout genre qu’il trouvait pour s’en défendre dans cette ville où il semble que la mélancolie philosophique serait seule à sa place. C’est que, par suite de ces dispositions de nature, la ville éternelle eut sur lui l’action directement opposée à celle qu’elle exerce d’habitude ; son charme bienfaisant, et que tout le monde a ressenti, c’est de nous enlever à notre égotisme, de nous faire oublier notre personnalité; sur Gleyre, elle eut pour effet de le rappeler sans cesse à lui-même, pour écraser par la comparaison son humble moi et ses naissantes ambitions.

Les découragemens de cette studieuse et improductive période de jeunesse avaient été si profondément sentis et si continus qu’il en garda toute sa vie quelque chose, même lorsqu’il eut acquis la pleine possession de son talent, et qu’on en trouvait comme un résumé dans une sorte d’aphorisme qu’il se plaisait à répéter : « Les anciens maîtres, disait-il, ont tout pris pour eux, et n’ont rien laissé aux nouveaux venus. » Dans cet aphorisme, il n’est pas défendu de reconnaître une ressemblance très marquée avec les théories pessimistes de M. Paul Chenavard, dont Gleyre subit l’influence à Rome beaucoup plus peut-être qu’il ne voulait l’avouer par la suite. Il y aurait beaucoup à dire sur cette opinion, qui, acceptée trop docilement, pourrait avoir les plus fâcheuses conséquences. Les anciens maîtres ont tout pris, cela est incontestable, mais il n’y a pas à se décourager pour cela, car ils nous ont laissé le pouvoir et le devoir de faire les mêmes choses qu’ils ont faites. Dire qu’il n’y a plus rien à faire dans l’art parce que tous les moyens d’expression ont été employés avant nous équivaudrait à dire qu’il n’y a plus rien à faire en morale, parce que les principes essentiels en sont fixés depuis longtemps. On recommence éternellement l’art comme la morale, parce que chaque génération exige une satisfaction particulière pour ses instincts du beau et du bien. La nature humaine est ainsi faite qu’elle est touchée beaucoup plus fortement par les œuvres et les choses présentes, même imparfaites, que par les œuvres et les choses du passé, même irréprochables. Le sentiment