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calamité. Il y a, croyons-nous, peu de misogynes par nature, et c’est d’ordinaire par accident ou réaction dangereuse qu’on est atteint de cette curieuse maladie. La misogynie est alors le fruit d’une expérience amère qui ne peut se faire qu’assez tardivement. On y arrive par révolte contre l’ingratitude féminine, par désespoir d’avoir été trahi, par mépris d’un amour mal placé ; Shakespeare dans Cymbeline et Arioste dans l’Orlando nous ont présenté des exemples motivés avec une ironique éloquence de cette aberration du cœur, excessive peut-être, mais souvent justifiable. Ce n’était par aucune des causes que nous venons d’indiquer que Gleyre était arrivé à la misogynie. S’il y avait eu des chagrins d’amour dans sa vie, il n’en avait rien transpiré, et il est permis de croire que c’étaient plutôt des chagrins d’avant que des chagrins d’après réalisation; or l’on dit que les premiers sont infiniment plus purs, plus poétiques et moins atroces que les seconds. Gleyre avait d’ailleurs été pauvre toute sa vie, et qui ne sait qu’un des seuls bénéfices de la pauvreté et de la mauvaise fortune est d’exempter de telles souffrances ! Ce qui prouve que cette gynophobie était bien chez lui une inclination de nature, c’est que nous l’y voyons exister de tout temps. Tout enfant il s’écriait en assistant au mariage d’un de ses parens : « Est-ce qu’on est forcé de se marier quand on est grand? » Lorsque son frère Samuel se maria en 1826, il en eut un profond chagrin. « Tu me sembles toujours bien taquin pour ennuyer le pauvre Samuel avec sa femme. N’est-il pas déjà assez malheureux d’être marié? » écrivait-il quelques années plus tard à un autre de ses frères. Si profonde était son antipathie à cet endroit du mariage que les ennuis les plus extrêmes de l’isolement étaient incapables de le réconcilier avec cette belle institution. Un jour que M. Clément le priait d’abdiquer la liberté un peu glaciale de son célibat contre la sujétion plus tiède du mariage, Gleyre coupa court à la conversation par ce mot singulier peut-être, mais capable cependant de faire réfléchir quelques personnes : « Me voyez-vous trouvant chez moi une étrangère en rentrant le soir? » On ferait un charmant petit livre des mots piquans et facétieux de Gleyre sur le mariage à l’instar des table talks des illustres Anglais ou des dits et sentences mémorables des sages de l’antiquité. Un de ses amis lui annonçait son mariage : « Hélas ! dit-il, je me suis toujours douté que vous finiriez ainsi. C’était votre pente. » D’un autre il disait : « Fortune, talent, santé, il avait tout, mais il était marié. » On le voit dans ses lettres enregistrer comme des catastrophes les mariages successifs de tous ses amis, et mener tour à tour leur deuil avec une expression de regret dont la sincérité ne peut être mise en doute. « Tu as peut-être entendu parler du malheur arrivé à Flacheron, écrit-il de l’un de ces amis. Cela nous a fait bien de la peine. C’était un si bon