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Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/425

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intrépidité que les buveurs exercés portent leur vin. Telle n’est pas cette autre danseuse qui l’avoisine; posant sur la pointe d’un seul pied, la tête rejetée en arrière, le corps replié en cerceau dans une attitude de gracieux acrobatisme, celle-là s’abandonne entièrement et proclame sa défaite. C’est au moins ce que paraît dire le regard de la charmante femme qui lui fait face, et qui, plus lente à l’ivresse, conserve encore toute la fermeté de son attitude. Sur le premier plan, à l’extrémité du tableau, en voici une qui est étendue inanimée, et, près d’elle, en voici une autre, sa compagne de tout à l’heure évidemment, qui est bien lasse et demanderait volontiers grâce; mais les bacchantes ne l’entendent pas ainsi, l’une la pousse par derrière, une autre la tire en avant d’un mouvement énergique: « Viens, disent-elles, et rentre dans la danse sacrée, le dieu te réclame jusqu’à entier épuisement. » Debout enfin contre la colonne qui supporte la statue de Bacchus, la prêtresse préside à la fête avec une impassibilité sévère que l’on soupçonne inexorable. Et toutes ces contorsions sont sans caractère grimaçant, toutes ces ivresses sont sans vulgarités, toutes ces frénésies étincellent et flambent dans des corps pleins de noblesse et de beauté. Théophile Gautier, rendant compte du salon de 1849, où, comme nous l’avons dit, ce tableau fut exposé quelques jours, écrivit, faisant sans doute allusion à un certain penchant au symbolisme que Gleyre tenait de son ancienne intimité avec Paul Chenavard et Edgar Quinet, « que ces bacchantes avaient bu du vin philosophique. » Eh non, c’est le peintre qui en a bu à leur place ; quant à elles, elles n’ont bu que le vin le plus capiteux des sens. Ce jugement dédaigneux et injuste accuse un sentiment de froideur évident pour le talent de Gleyre, et une envie mal dissimulée d’hostilité que l’on s’explique difficilement chez un homme qui ne péchait pas d’ordinaire par excès de malveillance, et qui, tout romantique qu’il était, prisait encore plus la correction que la fougue et l’éclat. Gleyre semblait avoir gardé bon souvenir de ce jugement, car il ne manquait jamais, lorsqu’on parlait devant lui d’un feuilleton de Gautier, de demander « s’il avait mené paître heureusement son troupeau d’adjectifs. » Les écrivains et les artistes auraient peut-être la mémoire plus courte que celle des autres hommes si leur amour-propre bien aiguisé ne leur en faisait, par compensation, une seconde qui rétablit largement l’égalité à cet égard entre eux et le commun des mortels.

Gleyre, nous l’avons dit, montrait un enthousiasme modéré pour les compositions qui exigent un trop grand nombre de personnages, et c’est pourquoi il n’aborda que rarement les sujets historiques proprement dits. De ces sujets, il pensait sans doute un peu comme M. Jourdain de la physique, qu’il y avait là trop de tintamarre et