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moralistes hardis, l’antipathie n’est que de l’amour retourné, mais il ne l’était pas autrement que de cette façon antithétique. Avec un fonds d’incrédulité pareil, toute fantaisie d’interprétation était en quelque sorte permise; Gleyre ne heurta jamais contre cet écueil, et parmi les preuves nombreuses de bon sens qu’il a données dans sa carrière, celle-là est certainement la plus sérieuse.

L’interprétation qu’il a donnée des sujets empruntés à la religion peut plaire plus ou moins, on n’y découvrira aucune choquante hérésie. Démocrate comme il l’était, par exemple, il a toujours su se contenter du sens démocratique que contiennent en toute évidence les récits de l’Écriture sans les presser pour leur en faire rendre quelques-uns de plus accentués. Ses apôtres, a-t-on dit, sont des types populaires; mais j’imagine que ce n’est pas là une innovation bien hardie, et que, si c’en est une par hasard, elle n’est sans doute contredite par aucun texte de l’Évangile. L’origine de ces saints personnages est si bien connue et consacrée que, sauf les Vénitiens, je ne connais aucune école qui se soit permis de la contredire ouvertement, et qui ait essayé de leur donner d’autre cachet aristocratique qu’un aspect noble et imposant. Le bon sens et le savoir éclairé de l’artiste suffisaient cependant pour le maintenir en accord sur ces sujets avec la tradition ; ce qui était autrement difficile, c’était, avec une âme froide à la religion, d’éviter la froideur aux œuvres qu’il lui demandait; or cette difficulté a été surmontée avec un étrange bonheur. Les tableaux religieux de Gleyre sont religieux dans toute l’acception du mot par la nature de l’émotion qu’ils communiquent. La Séparation des apôtres respire l’enthousiasme le plus austère. Ces hommes dont chacun exprime une nuance particulière d’émotion pieuse, réunis un instant sur le sommet de la sainte colline et qui s’en éloignent par groupes isolés correspondant aux quatre points cardinaux en jetant un dernier regard sur la croix, symbole de leur prédication commençante et seul espoir de leurs âmes, ce saint Jean agenouillé dans une attitude d’adoration si éloquente et si poétique, ce saint Pierre assis au pied de la croix comme la pierre angulaire de l’église qui étend les bras pour exhorter et bénir les pèlerins, composent un des spectacles les plus solennellement lyriques qui se puissent concevoir. L’esquisse de la Cène est encore une œuvre de la plus magistrale beauté. Dans une salle en rotonde semblable à l’abside d’une église romane, le Christ debout institue le sacrement de l’Eucharistie. La figure du Christ est tellement écrasante d’autorité surhumaine et de majesté sacerdotale que son aspect seul suffirait pour révéler qu’il se passe dans cette étroite salle quelque chose d’étonnamment grand quand bien même les expressions de tous les autres personnages ne le diraient pas, et elles le disent