des traits empruntés de toutes parts pour en faire un type idéal, soit dans le bien, soit dans le mal, soit dans le ridicule, l’auteur ne l’emploie jamais. Il y a dans ses romans des hypocrites, des débauchés, des égoïstes, des orgueilleux et des niais ; on n’y rencontre pas ces êtres de raison consommés dans le vice et chargés de le personnifier, à peu près comme le bouc émissaire représentait les péchés d’Israël. On y trouve de même un grand nombre de braves gens, mais ils n’ont pas la perfection conventionnelle des Clarisse Harlowe et des Grandisson, et ce qu’ils perdent en relief, ils le regagnent en vraisemblance. Si l’on s’intéresse à eux, ce n’est pas parce qu’ils frappent d’admiration, d’horreur ou de pitié, c’est tout simplement parce qu’en les voyant on salue des semblables. Non qu’on puisse toujours être très flatté de regarder dans le miroir que tend la romancière ; seulement on se console en y apercevant aussi les autres. Personne n’aimerait à avouer par exemple qu’au moment de faire une générosité la réflexion est venue arrêter le premier mouvement qui était le bon, et cependant qui ne sentirait combien naturelle est la conduite de M. Dashwood dans les premiers chapitres de Sense and Sensibility ! Héritier de toute la fortune de son père, il s’est promis d’abord de donner à ses sœurs trois mille livres sterling pour les doter. Sa femme lui fait remarquer que c’est beaucoup d’argent : mieux vaudrait constituer une rente à la veuve et à ses filles. Encore est-ce une chose bien désagréable qu’une rente à payer, et qui revient tous les ans. D’ailleurs ses sœurs ne sont pas pauvres, tant s’en faut. « Voyez donc, mon cher monsieur Dashwood, quelle confortable existence votre belle-mère et ses filles mèneront. Elles auront entre elles cinq cents livres à dépenser par an, et que faut-il de plus au monde à quatre femmes ? Elles vivront à si bon compte ! Presque point de dépenses de maison. Elles n’auront ni chevaux, ni voitures, à peine des domestiques. Ne recevant personne, elles n’auront aucune espèce de frais à faire. Cinq cents livres ! Vraiment, je ne peux pas m’imaginer comment elles s’y prendront pour en dépenser seulement la moitié. Quant à leur donner davantage, ce serait une absurdité d’y penser. Ce serait plutôt à elles à vous donner quelque chose. » M. Dashwood réduira d’abord la rente à un petit cadeau fait à l’occasion ; puis, tout bien pesé, il se contentera d’offrir à ses sœurs… sa voiture et ses chevaux pour les aider à quitter la maison paternelle. M. Dashwood est-il un avare ? Nullement ; c’est un homme du monde qui accomplit tous les devoirs extérieurs que le monde réclame, et qui, comme la plupart des gens, n’est généreux que quand il est absolument forcé de l’être. Il n’épargnera jamais à ses sœurs les marques de considération les plus sincères, surtout si elles font
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LE ROMAN CLASSIQUE EN ANGLETERRE.