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et cette chaîne serrée des lois où chaque anneau, soutenu par le précédent, soutient ceux qui le suivent, dans ce vaste déterminisme qui exclut le hasard et n’admet l’hypothèse qu’à titre provisoire, un Lucrèce est-il possible?. — Sur ce point se produisent des opinions contradictoires. Nous en citerons deux qui résument les autres; d’abord celle de Guillaume de Humboldt, rencontrant la question au cours de ses études sur l’histoire du langage : « Il peut sembler étrange, dit-il, puisque la poésie se plaît avant tout à la forme, à la couleur et à la variété, de vouloir l’unir avec les idées les plus simples et les plus abstraites, et pourtant cette association n’en est pas moins légitime. En elles-mêmes et d’après leur nature, la poésie et la science, de même que la philosophie, ne sauraient être séparées. Elles ne font qu’un à cette époque de la civilisation où toutes les facultés de l’homme sont encore confondues, et lorsque, par l’effet d’une disposition vraiment poétique, il se reporte à cette unité première. » Mais le problème est précisément de savoir si cette unité primitive, rompue par le développement isolé des facultés, qu’exigent la constitution même et le progrès de la science, peut jamais être rétablie par un simple effort de la volonté ou par l’effet naturel d’une disposition de l’esprit. M. Sainte-Beuve ne semblait pas le croire, et il a porté un jugement bien sévère et décourageant sur les tentatives de ce genre; c’est à propos d’une idée émise par Chênedollé, qui aimait à expliquer le médiocre succès du Génie de l’Homme (un autre Hermès, achevé celui-là) en se disant à lui-même que le temps n’était pas venu d’appliquer la poésie aux sciences, que la science était encore trop verte, trop jeune, que dans l’état des choses actuelles, elle n’était pas encore nubile et qu’il ne fallait pas songer au mariage. M. Sainte-Beuve trouve cette raison mauvaise. « Est-il bien vrai, dit-il, que la maturité de la science la prépare en effet à un hymen suprême avec la poésie? Non, la poésie de la science est bien à l’origine ; les Parménide, les Empédocle et les Lucrèce en ont recueilli les premières et vastes moissons. Arrivée à un certain âge, à un certain degré de complication, la science échappe au poète ; le rythme devient impuissant à enserrer la formule et à appliquer les lois. Le style des Laplace, des Cuvier et des Humboldt (celui de Cuvier et de Laplace surtout) est le seul qui convienne désormais à l’exposition du savant système[1]. »

Il me paraît qu’ici M. Sainte-Beuve ne distingue pas ce qui doit être distingué, l’exposition des théories scientifiques et l’inspiration qu’un poète peut y puiser. Il est bien vrai qu’au degré de complication

  1. Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, t. II, p. 298.