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à quelles conditions de talent, à quel prix de passion et de science[1].

On le voit, ce n’est pas la matière qui manque : elle est vaste, et les grands sujets apparaissent de toutes parts. Il ne tient qu’aux poètes d’oser y faire d’abondantes moissons, s’ils ne trouvent ailleurs que les restes des imaginations souveraines et des fantaisies superbes qui ont épuisé le champ pour plusieurs générations. Nos poètes contemporains sont même, à cet égard, dans des conditions plus favorables que leurs devanciers. Ils ont à leur service un instrument incomparablement plus souple, plus docile, plus apte à traduire la science sinon dans son détail technique, du moins dans ses grandes théories et dans les idées qu’elle suggère. Ce désavantage d’une langue poétique trop limitée, trop générale et trop vague, est sensible même chez André Chénier. — La difficulté n’aurait fait que croître à mesure qu’il aurait avancé dans son Hermès et pénétré plus profondément dans l’exposition savante; cette difficulté serait peut-être devenue insurmontable, au moins dans quelques-uns des sujets qui entraient dans son plan. Sa langue si pure, si habile, si nuancée, quand il reste dans les sujets antiques ou dans ceux qui n’ont pas d’âge, ceux que fournit le cœur humain, éternel dans ses douleurs, dans ses passions et ses joies, cette même langue s’embarrasse et se trouble dès qu’elle touche à des idées scientifiques ou à des pensées modernes que le vers français n’était peut-être pas encore en état de soutenir et d’exprimer. Le premier, il a conçu avec ampleur et suite ce que pouvait être la poésie scientifique; le premier, il en a eu l’ambition, soutenue à travers toute une vie trop courte. Mais bien des ressources lui manquaient pour remplir cette noble carrière qu’il voyait s’ouvrir devant lui : la science était trop jeune encore; les esprits n’étaient pas assez familiarisés avec ses méthodes; la langue surtout faisait défaut. La langue qu’il avait à sa disposition était presque entièrement formée à l’image de celle d’Athènes ou de Rome, saturée d’images antiques, encombrée de mythologie. Même dans les plus brillans morceaux où le poète nous donne des fragmens de l’œuvre future et des modèles de ce qu’il voudrait faire, à côté de vers superbes et forts, sortis de la source nouvelle qu’il vient de faire jaillir, combien d’autres issus des vieux moules, remplis d’expressions élégantes et vagues qui ne sont que des artifices pour éluder le mot propre et tromper l’idée précise ! On l’a dit, il y a parfois du Delille chez André Chénier, non sans doute dans le sentiment poétique, mais dans certaines formes du langage poétique, dont il n’a pu

  1. Voir, dans la Revue du 15 mai 1874, notre étude sur les Poésies philosophiques ; de L. Ackermann.