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cette hauteur, honore un talent, mesure un courage et provoque, avec la plus sérieuse sympathie, un examen approfondi.

Depuis longtemps déjà, non content d’un succès rapide qui eût enivré tant d’autres et qui avait mis quelques-uns de ses vers dans bien des mémoires et des cœurs émus, M. Sully-Prudhomme cherchait ailleurs sa voie. Il se préparait à de plus viriles destinées, et, sans dédaigner la popularité charmante qu’il avait obtenue dans un monde d’élite, il rêvait, il pensait et cherchait plus haut; il avait l’ambition philosophique; les grands espaces découverts par la science le tentaient irrésistiblement. Ce n’était pas là d’ailleurs pour lui une vocation de hasard; il y apportait une culture scientifique bien rare chez les poètes. Il serait intéressant de rechercher depuis 1865, à travers ses recueils divers, les Stances et Poèmes, les Épreuves, les Solitudes, les Vaines tendresses, la trace de cette préoccupation constante : elle se marque surtout dans la traduction en vers du premier livre de Lucrèce (1869) et dans le petit poème, peu connu et très digne de l’être, les Destins (1872). Ce sont là autant de préparations à l’œuvre future et comme des préludes au poème de la Justice, où la longue méditation éclate enfin au grand jour et dans toute sa portée.

De cette traduction de Lucrèce nous ne dirons qu’un mot : elle révèle une industrie, une patience rares; mais le vers, trop substantiel et plein de choses, est souvent rude et obscur. Pour le bien comprendre, il est utile, presque nécessaire, d’avoir le texte latin ouvert à côté; l’éclat poétique s’éteint dans l’excessive condensation du style; l’élan, le mouvement du poète latin s’embarrasse dans la rime, qui l’arrête ou le brise. Malgré tout, c’est là une sorte de gymnastique qui a pu n’être pas sans utilité pour assouplir le style de l’écrivain et le plier aux grands efforts. — Cet essai de traduction est précédé d’une préface étendue où le poète examine l’état et l’avenir de la philosophie. Lucrèce n’est ici qu’un prétexte pour l’auteur de montrer son habitude de la réflexion et sa compétence dans ces matières. Il s’y porte critique habile et pénétrant des différens dogmatismes. Il repousse également le matérialisme et le spiritualisme comme de pures hypothèses, accordant d’une part aux spiritualistes que les phénomènes moraux n’ont pas leur principe dans les phénomènes physiques, bien qu’ils y aient leurs conditions; d’autre part, aux matérialistes, que rien n’autorise à distinguer substantiellement le monde moral du physique. La solution de cette antinomie semble être dans une sorte de panthéisme; ce qu’on appelle la matière et l’esprit n’est peut-être que deux ordres de phénomènes irréductibles l’un à l’autre, en tant qu’ils relèvent de deux modes distincts de l’être universel, mais trouvant leur fondement