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Un ambassadeur de ce caractère devait fort goûter un secrétaire qui ne plaignait pas sa peine et dont l’esprit, fertile en expédiens, lui épargnait jusqu’au tracas de la réflexion. Et non-seulement d’Éon lui évitait le travail, mais il prenait sur lui certains tours de passe-passe auxquels, en bon gentilhomme, le duc n’aurait pas voulu se prêter personnellement, mais qu’il approuvait de bonne grâce quand on les lui apportait tout accomplis. C’est ainsi qu’il rend compte sans s’émouvoir, dans une dépêche officielle, du mode passablement étrange par lequel il s’était procuré le texte d’un document diplomatique dont le sous-secrétaire d’état des affaires étrangères n’avait eu l’intention que de lui donner lecture sans lui en laisser copie. « Vous pouvez ajouter foi, dit-il au duc de Praslin, à l’extrait que je vous envoie ; il n’a pas été fait entièrement de mémoire. Le petit d’Éon, qui est leste, en a fait copier adroitement les principaux articles pendant que je dînais avec M. Wood, qui me l’avait apporté pour en lire la substance et l’avait laissé dans ma chambre. Cela a été fait par un de mes secrétaires nommé Leboucher, qui sait très bien l’anglais et qui est tout plein d’intelligence. » En racontant ce trait d’adresse dans ses Mémoires, le chevalier ajoute qu’il s’était assuré contre toute surprise en ayant eu soin de verser au sous-secrétaire d’état, pendant le dîner, de fortes rasades d’un petit vin de Bourgogne assez capiteux, qui croissait chez lui aux environs de Tonnerre.

Malgré ces procédés d’une loyauté douteuse, d’Éon, au moment de la paix, était à la grande mode dans tous les cercles diplomatiques de Londres, à ce point que le duc de Nivernais proposa au ministère anglais de lui faire porter en France les ratifications du traité signé à Fontainebleau : mission qu’un gouvernement confie bien rarement au secrétaire d’une ambassade étrangère.

Le duc de Praslin, averti de cette proposition, la trouva ridicule. « Il n’est pas possible, écrivait-il au duc de Nivernais, mon cher ami, que vous nous envoyiez M. d’Éon porter la ratification du traité de paix. Le ministre ne la confiera pas à un étranger, cela serait contre toute règle et tout usage, et, n’ayant pas ce prétexte, il n’y aurait nulle raison pour envoyer ici M. d’Éon. »

Contrairement à toute attente, le gouvernement anglais agréa le commissionnaire, et d’Éon arrivait à Versailles, dès les premiers jours de mars 1763, porteur des ratifications et d’un billet du duc de Nivernais qui plaisantait le ministre sur son incrédulité : « Je suis bien aise, disait-il, que vous ayez été une bête en croyant, mon cher ami, qu’il était inexécutable de faire porter les ratifications du roi d’Angleterre par le secrétaire de France, mon petit d’Éon. C’est que vous ne savez pas à quel point va la bonté et l’estime qu’on a pour nous, monseigneur, et il n’y a pas de mal que vous l’ayez