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ses supérieurs, d’Éon garda pour lui-même le nom de l’Intrépide ou de la Tête de dragon.

Une seule difficulté l’arrêtait cependant; il s’était promis et il avait annoncé à tout le monde qu’il ne resterait pas dans le métier diplomatique à moins de franchir le pas considérable qui sépare le poste de secrétaire de celui de ministre. Comment retourner à Londres sans démentir ces fastueuses espérances? Il se tira d’embarras en faisant suggérer au duc de Nivernais un expédient qui conciliait tout.

Le pauvre duc était excédé de la vie anglaise, et, malgré sa gaîté habituelle, atteint du spleen dans les brouillards de Londres. Malade de paresse et d’ennui plus encore que d’une angine, dont il ne cessait de se plaindre, il ne se trouvait nullement consolé par les hommages que lui rendaient les lettrés anglais ou les honneurs universitaires qu’on lui décernait à Oxford : il demandait à grands cris à être remplacé. « Assurez le duc de Praslin, écrivait-il à d’Éon, que, si je reste encore ici trois mois, j’y resterai par-delà ma vie; n’est-ce pas bien assez d’y rester par-delà mes forces? Il semble que le diable s’en mêle : depuis votre départ, je suis accablé de besogne; tous les jours de nouveaux embarras; j’ai en outre un mal de gorge fort désagréable. » Et au duc de Praslin il écrivait : « J’ai un bon rhume bien étoffé, qui, selon l’usage d’Angleterre, ne finit pas, et que je promène pourtant tous les jours, soit à pied, soit à cheval; à pied pour faire vos affaires de mon mieux, à cheval pour ne pas périr tout à fait d’insomnie, de vapeurs et de non-digestion. »

Le successeur n’était pas très facile à trouver, car le poste était important, et il fallait mettre la main sur un homme de quelque naissance, propre à faire figure à la cour d’Angleterre, réputée dès lors une des plus aristocratiques d’Europe; mais il fallait aussi un homme dévoué à la maison de Choiseul, et, après beaucoup d’hésitation, Choiseul et Praslin jetèrent les yeux sur un seigneur de qualité, Bourguignon de naissance, le comte de Guerchy, marquis de Nangis, qui avait fait la guerre en homme de cœur pendant la dernière campagne. Il était estimé à la cour, et son mariage avec une demoiselle d’Harcourt, d’une naissance fort supérieure à la sienne, l’y avait mis en bonne position.

A peine pourtant la nomination était-elle faite que le duc de Praslin s’en montrait un peu inquiet. Guerchy n’était ni très grand clerc, ni, malgré d’assez vastes domaines qu’il possédait dans le voisinage de Paris, très riche en argent comptant. « Mon bon ami, écrivait Praslin à Nivernais, je suis toujours fort occupé du pauvre Guerchy. Je ne sais si nous lui rendrons un bon office en le faisant ambassadeur à Londres. Il n’est pas aimé dans ce pays-ci : je crains ses dépêches comme le feu. Vous savez combien les dépêches déparent