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il y eut de « grands pleurs » dans la cité des lagunes, dit le chroniqueur Marine Sanuto; le vieux doge Francesco Foscari réunit aussitôt le sénat, fit lire par le secrétaire du conseil des Dix les lettres remises par le messager du malheur, et dans un discours émouvant demanda la guerre immédiate ; mais les sages pregadi gardèrent leur sang-froid en gens avisés, entendus aux affaires. Le lion de Saint-Marc abritait sous ses ailes dans la Méditerranée 3,000 vaisseaux marchands qui, montés par 25,000 matelots, desservaient chaque année les ports de l’empire de Byzance, de Chypre, de l’Arménie, de la Syrie, de l’Egypte et des États barbaresques[1]. Ceci méritait considération, et le résultat de la grande délibération fut qu’au lieu de défier le conquérant, on chargea Bartolemeo Marcello de se rendre auprès du sultan à Andrinople et d’y négocier un bon traité de commerce. Il ne fut point si facile toutefois de marier la république de Venise au Grand-Turc, et la guerre que la signorie avait voulu éviter, Mahmoud II ne tarda pas à la lui imposer en attaquant ses possessions dans le Péloponèse. La paix ne fut rétablie qu’en 1479; la république y perdit bien des territoires, mais elle obtint enfin des conditions avantageuses pour ses comptoirs du Levant, base de toutes ses « capitulations » avec la Porte dans l’avenir. Les lagunes virent alors pour la première fois débarquer un envoyé du padichah, un sandjak qui, à côté d’un éléphant amené de l’Inde, fut la grande curiosité de l’année 1479 dans la cité de Saint-Marc. Le sandjak venait recevoir le serment de paix du chef de l’état vénitien et lui remettre de la part de sa hautesse un cadeau d’un symbolisme tout à fait oriental : une ceinture dorée et richement incrustée de diamans que les doges devaient désormais porter comme marque de leur amitié pour le sultan, mais que le donateur se réservait de reprendre à l’occasion; pareille demande serait le signe tacite d’une rupture. On savait depuis longtemps l’extrême faveur dont jouissaient auprès des dames du sérail les verroteries incomparables de Venise, les merveilles étincelantes de Murano : mais on fut agréablement surpris de reconnaître à Mahmoud II des goûts tout autrement relevés alors que, par un messager spécial, il fit demander à la république de lui envoyer un de ses peintres de talent. La signorie en délibéra solennellement et confia la flatteuse mission à une des gloires de la cité, à l’aîné des Belin. Gentile Bellini reçut l’accueil le plus gracieux du sultan, exécuta pour lui quantité de tableaux et de médaillons dont quelques exemplaires nous ont été conservés, et revint avec des « cadeaux honorifiques et la dignité de chevalier, » tout fier de signer ses œuvres

  1. Pardessus, Tableau du commerce antérieurement à la découverte de l’Amérique, III, p. 73 seq.