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un gentilhomme de la porter secrètement à Soliman : le roi très chrétien sollicitait l’alliance du chef des croyans.

L’histoire ici, dûment attestée par des témoignages et des documens authentiques, prend tout à fait les allures d’un conte oriental. La bague de François Ier disparut d’abord avec l’infortuné messager, assassiné et dévalisé en route par un de ces begs ou sandjaks farouches qui alors déjà tyrannisaient la Bosnie; mais Ibrahim de Parga, le célèbre grand-vizir de Soliman, fit courir le pays, et retrouver le précieux bijou, — un rubis; — en 1533, il le montrait à l’envoyé de Ferdinand Ier (frère de Charles-Quint) avec quelque orgueil, avec force reproches aussi pour la conduite si peu généreuse de l’empereur envers son royal prisonnier naguère[1]. Pas plus du reste que la bague, la pensée dont elle fut l’expression n’était destinée à se perdre; le Valois la reprit avec ardeur aussitôt son retour de la captivité de Madrid. Dans une affaire aussi ténébreuse et, selon les idées de l’époque, si peu avouable, que cette négociation avec l’infidèle, on n’employa longtemps que des agens inconnus, mystérieux, des étrangers pour la plupart, un réfugié polonais, Laski, un conspirateur hongrois, Frangipani, un aventurier espagnol, Rincon : involontairement on pense à M. de Bismarck, avant 1866 et 1870, nouant des rapports interlopes avec le parti de la révolution européenne. Tous ces agens, du reste, firent preuve d’un zèle et d’un dévoûment admirables; plus d’un tomba victime de sa périlleuse mission et pas toujours d’une main bosniaque : telle puissance chrétienne ne se faisant nullement scrupule de supprimer les messagers d’une œuvre aussi diabolique. Tous aussi, et bien naturellement, s’efforçaient de combattre les préjugés répandus contre le Turc et de faire ressortir ses bonnes qualités : ils célébraient la grandeur d’âme de Soliman, le génie politique de son vizir Ibrahim et en général les vertus guerrières de la race. « Ordre étonnant, nulle violence, disait du vaste camp de Soliman, qui couvrait trente milles, l’envoyé de François Ier, Rincon, en 1532; les marchands en pleine sûreté, les femmes même allant et venant comme dans une ville d’Europe; la vie aussi sûre, aussi large et facile que dans Venise. La justice y est telle qu’on est tenté de croire que ce sont les chrétiens maintenant qui sont Turcs et les Turcs devenus chrétiens[2]. » C’est qu’alors comme aujourd’hui le soldat musulman était courageux, sobre et discipliné; c’est qu’alors comme aujourd’hui

  1. Etiam inquit (Ibrahimus) : iste rubinus, — et ostendit quemdam rubinum magnum, — fuit in digito regis Francorum, quando fuit captus. — Rapport de l’ambassadeur d’Autriche dans Gevay, Urkunden und Actenstücke zur Geschichte des XVI u. XVII Jahrh. (Vienne, 1838 seq) I, p. 27.
  2. Négociations dans le Levant, I, p. 211.