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LE
PHILOSOPHE CARNÉADE
A ROME

Le génie romain, si ferme et en bien des choses si pénétrant, a laissé voir en tout temps une irrémédiable infirmité : il était incapable d’invention en philosophie. Non-seulement les Romains n’ont pas créé de systèmes, mais ils n’ont pas modifié la teneur de ceux qu’ils empruntaient. Sans goût comme sans aptitude pour la pure spéculation, ils n’entrevoyaient pas même l’utilité des théories. Aussi pendant longtemps les philosophes à Rome sont des Grecs ; en grec ils parlent et écrivent, et quand plus tard, par le progrès des lettres, les Romains peuvent enfin traiter de la philosophie dans leur propre langue, chose qui fut longtemps impossible et toujours difficile, ils ne font guère que traduire avec plus ou moins de liberté; aux plus grands esprits de Rome il ne coûte pas d’avouer sur ce point leur impuissance. Lucrèce suit Épicure pas à pas, non-seulement il s’y résigne, mais il s’en fait honneur : Cicéron, si vif pourtant et si curieux, se borne à exposer, à commenter les doctrines étrangères ; il les marie par des unions plus ou moins bien assorties, il les pare à la romaine en y jetant les longs plis de sa phrase oratoire. Sénèque lui-même, si neuf dans la forme, si fécond en idées personnelles, se fait un devoir de reproduire les dogmes de la Grèce; quand il s’en éloigne, loin de se vanter il s’excuse. Tandis que chez nous chacun aime à passer pour novateur et se pique volontiers d’avoir une doctrine à lui, les Romains modestement, par une modestie nécessaire, mettaient leur gloire à se montrer bons écoliers.

Il ne faudrait pas se hâter de conclure que la philosophie romaine est sans originalité. Elle a, au contraire, un caractère propre qui