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pas tenté d’entrer dans une école où on avait le plaisir et le mérite de discuter sans obstination et sans colère, où on gardait pour soi les avantages de la modération, du bon goût, de la modestie ? N’y avait-il point là des séductions pour des esprits qui sans doute n’étaient pas encore délicats, mais qui aspiraient à le devenir ?

Carnéade n’est pas, comme on le répète, un sophiste, mais un véritable philosophe qui, dans sa constante dispute avec les stoïciens, a presque toujours eu la raison de son côté. Était-il sophiste lorsqu’au dogmatisme trop absolu de ses adversaires, qui regardaient la sensation comme infaillible, il opposait les hallucinations des aliénés, les erreurs des songes, les illusions de la passion, et qu’il disait à sa façon ce que dira Pascal eu ces termes : « Les sens abusent la raison par de fausses apparences, et cette même piperie qu’ils apportent à la raison, ils la reçoivent d’elle à leur tour. » Les objections de Carnéade contre la théologie stoïcienne, si elles ne sont pas irréfutables, ont du moins soulevé de grands problèmes, livrés depuis à la méditation des philosophes et des théologiens. A-t-il eu tort d’attaquer le panthéisme matérialiste des stoïciens et de leur prouver que, si Dieu se confond avec le monde et si le monde n’est qu’un immense animal. Dieu n’est pas éternel ? Quand les stoïciens, pour démontrer l’existence de Dieu, s’appuyaient sur le consentement universel, n’était-il pas de bonne guerre de leur montrer que ce consentement ne devait pas avoir de valeur pour eux, puisque, selon leur doctrine, tous les hommes sont des insensés ? Quand les stoïciens, dans leur optimisme sans mesure et sans nuance, prétendaient que tout est bien dans le monde, que la sagesse divine a tout formé pour l’utilité du genre humain, n’avait-il pas le droit de leur demander en quoi servent au bonheur de l’humanité les poisons, les bêtes féroces, les maladies, pourquoi Dieu a donné à l’homme une intelligence dont il peut abuser et qu’il peut tourner au crime ? C’était poser le grand problème du mal physique et du mal moral. N’a-t-il pas eu raison de défendre la liberté humaine contre le fatalisme stoïcien, et ne faisait-il pas œuvre de philosophe en montrant qu’il y a là une grande difficulté, celle de concilier le libre arbitre avec l’ordre éternel et invariable des choses, avec ce qu’on appelle aujourd’hui la prescience divine ? Sans doute Carnéade n’a pas résolu ces problèmes, mais il en a fixé les termes, si bien que depuis jusqu’à nos jours, ils ne peuvent plus être esquivés par aucune école philosophique ou religieuse. En portant le ravage dans la théologie stoïcienne, il se proposait, non de détruire l’idée divine, non ut deos tolleret, mais de faire voir seulement que les argumens de ses adversaires n’étaient pas solides. Bien plus, non sans courage, il heurta la religion