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de trois ans en trois ans. La plupart des juges ou assesseurs élus n’avaient pas même le temps de se mettre au courant de leurs fonctions, ils ne faisaient qu’approuver les décisions et contresigner les arrêts des juges de profession ou des greffiers du tribunal. Toutes ces institutions de Catherine et de ses successeurs, si libérales en apparence, sont encore un exemple du peu d’efficacité pratique du régime électif, là où font défaut les mœurs et l’esprit public.

Pour neutraliser l’ignorance et la corruption des tribunaux inférieurs, le gouvernement avait imaginé de multiplier les instances et avec elles les formalités et les écritures. C’était là encore un système de précautions, de freins et de contre-poids déjà employé dans l’administration ; il ne réussit pas mieux pour la magistrature que pour la bureaucratie. En multipliant les instances, on ne faisait qu’allonger la procédure et rendre la justice plus lente aussi bien que plus dispendieuse.il y avait parfois jusqu’à cinq ou six instances successives, en quelques cas même davantage, et autant de tribunaux, autant de démarches à faire, autant de juges à se concilier, pour le plaideur ou l’accusé. A chaque tribunal, les plaideurs devaient acquitter un droit de péage pour obtenir la faculté de passer outre. La longueur de la procédure était telle que souvent l’on se résignait moins aux lenteurs de la justice qu’à sa corruption.

Les juges étaient liés par des règlemens minutieux, qui leur prescrivaient de tenir registre dans les moindres détails des témoignages et de tous les faits relatifs à la cause. La procédure écrite et formaliste était ainsi la conséquence, le dispendieux et vain correctif de la procédure secrète. Les pièces allaient s’accumulant et le dossier grossissant d’instance en instance, sans que toute cette masse de papiers et de documens qui devait rendre le contrôle plus aisé et plus certain eût d’autre effet que de le rendre plus difficile et plus illusoire. Les clercs et les greffiers, les secrétaires des tribunaux chargés de préparer la besogne des juges et d’examiner la valeur des pièces, étaient seuls à ne point se perdre dans ce dédale d’écritures, et la manière dont ces employés aussi peu scrupuleux que mal rétribués lui présentaient l’affaire dictait d’ordinaire les résolutions du tribunal.

Un pareil ordre de choses se comprenait alors que des millions d’hommes étaient légalement privés de toute justice et livrés de par les lois à l’arbitraire de quelques milliers de leurs compatriotes. Il n’en pouvait plus être de même après l’affranchissement de la population rurale. Une justice intègre et indépendante, assurant à tous une égale protection, était le complément sinon le prélude indispensable de l’abrogation du servage. Selon quelques-uns des esprits les plus compétens, la réforme judiciaire eût dû être la première