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durent bien souvent passer l’esprit des Romains. Aussi est-il des trois philosophes celui qui paraît avoir eu le moins de succès et qui est le plus resté dans l’ombre. Dans le cas où Diogène le stoïcien aurait enseigné que le bien est dans la vertu, le mal dans le vice, que la douleur ne doit pas troubler la sérénité du sage, il eût été compris, parce que de pareils principes sont assez conformes au caractère romain; il y a comme un stoïcisme naturel à Rome, bien avant les philosophes ; les Fabricius, les Régulus, sont d’avance les beaux exemplaires de l’idéal stoïque, si bien que Hegel a pu dire : « Dans le monde romain, le stoïcisme s’est trouvé dans sa maison. » Quant à Carnéade, il éblouit par sa prestigieuse dialectique qu’on ne put oublier; car Lucilius, longtemps après, dans une de ses satires, mettant en scène Neptune qui discute avec les dieux sur une question difficile, lui fait dire plaisamment « qu’on ne pourrait en venir à bout quand même Carnéade sortirait des enfers pour la résoudre. » Peut-être les doctrines frappèrent moins les Romains que l’éloquence diverse de ces orateurs qui parlaient chacun le langage de sa secte. Polybe, qui a pu les entendre, rapporte qu’ils se firent admirer chacun dans un genre différent, et Aulu-Gelle, plus précis, nous apprend que la manière de Diogène était simple et sévère, celle de Critolaüs fine et délicate, celle de Carnéade fougueuse et entraînante. Il ajoute, en grammairien préoccupé de rhétorique, que les trois orateurs représentaient le genre simple, le genre tempéré et le genre sublime, c’est-à-dire les trois aspects de l’éloquence. Ainsi, par la plus heureuse conjoncture, il était donné aux Romains d’admirer toutes les savantes merveilles de l’art oratoire et de goûter en un jour, comme en un somptueux festin littéraire, tout ce que la Grèce polie pouvait offrir de plus délicat.


III.

Durant ces fêtes de l’intelligence, alors si nouvelles à Rome, deux discours de Carnéade, l’un pour, l’autre contre la justice, ont laissé un impérissable souvenir, tant par le talent de l’orateur que par la singularité inquiétante de la discussion. Assurément Carnéade, ayant à parler de philosophie devant les Romains, ne pouvait choisir un meilleur sujet, mieux accommodé à l’esprit de ses auditeurs et à leur degré de culture. En philosophie, ce qui est le plus accessible à la foule, c’est la morale, et dans la morale le plus important des principes est celui de la justice, sur lequel tout le reste repose. Le peuple romain ayant d’ailleurs la prétention plus ou moins fondée d’être le peuple le plus juste de la terre, le choix du sujet semblait encore un hommage flatteur, mais, comme nous