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discours contre la justice. Là, selon sa coutume, opposant à la première thèse une antithèse, il niait cette loi immuable et commune à tous les hommes. S’il existait un droit naturel, disait-il, les hommes, qui s’accordent sur le chaud et le froid, le doux et l’amer, s’accorderaient aussi sur le juste et l’injuste; mais parcourez le monde et vous verrez quelle est la diversité entre les mœurs des peuples, leurs opinions, leurs religions. Ici le meurtre est en honneur, là le vol. Les Carthaginois, dans leur piété barbare, immolent des hommes, les Crétois mettent leur gloire dans le brigandage. Les lois sont différentes selon les pays, et dans le même pays, dans la même ville changent avec le temps. Ce que nous appelons justice n’est donc qu’une invention arbitraire et variable pour la protection des faibles et le soutien des états. L’argument n’est pas d’un rhéteur qui se joue, car il est formidable, il a eu l’honneur d’être repris par Montaigne et par Pascal, dont on connaît l’amère et hautaine saillie : « Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence... Plaisante justice qu’une rivière borne! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » C’est Carnéade qui le premier a introduit avec éloquence dans la discussion philosophique cette difficulté, qui n’est point méprisable. Pourquoi attribuer à la futilité et à la mauvaise foi d’un sophiste un argument qui n’a point été dédaigné par un Pascal, que de grands philosophes ont repris en leur propre nom, que l’école anglaise n’a point abandonné et qui est encore si spécieux aujourd’hui que l’Académie des sciences morales et politiques s’est crue obligée naguère d’en provoquer la réfutation? Sans doute, si dans la science c’était un crime d’embarrasser les défenseurs de la bonne cause, Carnéade mériterait les injures dont on l’accable, mais alors il n’y aurait plus de philosophie; s’il importe au contraire que même la bonne cause soit attaquée pour qu’elle ait occasion de fournir ses preuves, on ne peut savoir mauvais gré à Carnéade d’avoir contraint la philosophie à faire un effort pour défendre l’existence d’un droit naturel. Grâce à cet effort séculaire, elle est parvenue à dissiper les nuages qui obscurcissaient les principes de la morale, à saisir, sous l’infinie variété des institutions et des coutumes, la loi universelle non écrite, supérieure à toutes les lois qui en émanent, à faire enfin briller d’un éclat nouveau « cette loi immuable et sainte, qui, selon le beau mot de Cicéron, n’est autre à Athènes, autre à Rome, autre aujourd’hui, autre demain. »

Bientôt Carnéade, changeant le point de vue et maniant avec art son procédé critique qui consistait à établir des antinomies inconciliables, fait voir que la sagesse ne peut s’accorder avec la justice. Ici, il faut définir les mots. Par sagesse, il entend cet instinct légitime,