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les yeux les moins clairvoyans depuis que le danger d’un conflit entre les deux puissances qui se disputent la domination de l’Asie semble imminent.

Une commission spéciale, nommée par la chambre des communes et présidée par sir Stafford Northcote, avait dès 1872 discuté les avantages relatifs de cinq tracés différens, dont quatre ont pour point de départ le port d’Alexandrette, sur la côte syrienne, et qui suivent, les uns la vallée de l’Euphrate, les autres celle du Tigre, pour aboutir au littoral du golfe Persique, dans le voisinage de Bassora[1]. Il existe déjà, entre Bassora et Bombay, une ligne de bateaux à vapeur; mais on pourrait aussi continuer la voie ferrée le long du littoral jusqu’au port de Karrachi, où elle rejoindrait le réseau des chemins de fer indiens. D’un autre côté, un embranchement qui partirait de Scutari (Constantinople) et qui rejoindrait la ligne de l’Euphrate à Alep ou à Diarbekir la relierait aux réseaux de l’Europe.

La longueur de la ligne à construire à travers l’Asie-Mineure ne dépasserait guère 2,000 kilomètres. Comparée à la route de la Mer-Rouge, la voie du golfe Persique abrégerait le trajet de Londres à Bombay de quatre, peut-être même de sept ou huit jours, au moins pour la malle des Indes. En temps de paix, elle serait utilisée concurremment avec le canal de Suez, qui ne perdrait rien de son utilité, chacune des deux voies ayant ses avantages particuliers suivant les saisons et la nature des transports à opérer. En temps de guerre, comme le canal pourrait être aisément obstrué, la voie de terre, qui permettrait aux Anglais de rester en communication avec leur empire asiatique, prendrait une importance capitale. M. Andrew, qui compte parmi les promoteurs les plus ardens du chemin de fer de l’Euphrate, y voit le rempart qui arrêtera les Russes dans leur marche vers le sud.

Depuis que la Grande-Bretagne s’est chargée ostensiblement du protectorat de l’Asie-Mineure et de la tutelle de l’empire des Ottomans, le projet en question est sorti tout à coup des limbes du rêve et a pris corps sous la forme d’une société qui se constitue sous les auspices du duc de Sutherland. Il s’agit maintenant de poser les premiers jalons d’un réseau de routes qui mettra l’Europe en communication régulière et facile avec l’extrême Orient, et qui sera peut-être le commencement d’une résurrection économique de la Turquie. Pourquoi la prospérité de ces contrées si longtemps laissées en friche ne renaîtrait-elle pas sous l’action vivifiante de l’initiative européenne, sous l’impulsion féconde des capitaux dont l’emploi serait dirigé et contrôlé cette fois par les gouvernemens associés pour la grande entreprise? L’idée d’une telle résurrection hante depuis longtemps les esprits nourris de souvenirs

  1. Le point qu’on choisirait comme tête de ligne serait le village de Koreïn (Grane des Anglais).