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qu’elle est plus longue, mais que la durée ne change rien à l’essence du plaisir ? Que de contradictions[1] ! »

Nous laissons exprès à ces controverses leur forme ancienne et l’accent des âges où elles se sont produites ; mais ce serait œuvre aisée que de les transposer dans nos idées et dans notre langage. L’intérêt en est de tous les temps, et avec de bien légers changemens dans la forme nous en serions touchés au même point que le furent les contemporains de Lucrèce et de Cicéron. Nostra resagitur. — Ne plus sentir, voilà donc la mort, selon la logique et la science, disent les épicuriens. Elle n’a rien de réel en soi, elle n’existe que par une fiction de mots ; à proprement parler, elle n’est pas, puisqu’on ne peut pas dire qu’il est de ce qui n’est rien. Telle est la conviction que les épicuriens veulent à tout prix faire pénétrer dans les intelligences non pas tant par vanité dialectique ou par amour-propre de philosophes que dans le dessein bien arrêté de délivrer les hommes de la pusillanimité qui fait leur misère ; cette misère, qui pourrait la nier ? Pascal lui-même n’a-t-il pas dit que la mort est plus facile à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril ? — Épicure touchait donc l’humanité au cœur en tâchant de détruire jusque dans ses racines cette terreur commune à Pascal et au dernier des hommes. Ce fut là sans contredit la cause de l’étonnant succès de la doctrine et de la gloire presque unique qui entoura le nom d’Épicure, le libérateur. La joie des hommes qui se crurent affranchis par lui de la terreur de la mort fut presque aussi vive que s’il les eût affranchis de la mort même : cette joie d’une prétendue délivrance fit à Épicure une véritable apothéose qui dépassa celle que l’admiration de l’antiquité avait faite au génie de Platon. On disait seulement le divin Platon, Épicure devint dieu, deus ille fuit, deus.

En même temps qu’il dépouillait la mort de ses terreurs, il relevait la vie et s’efforçait d’attirer sur la matière, ses combinaisons, ses mouvemens, ses lois, la pensée des savans jusque-là perdue dans les spéculations pures. Sans être savant lui-même, il créait ainsi l’esprit de la science positive en lui marquant ses limites, qui devaient être celles de la nature visible et sensible, en inspirant autour de lui, à ses adeptes, le mépris de tout ce qui dépassait ces limites, et particulièrement de ces puissances occultes qui troublaient par leur caprice l’ordre nécessaire de la nature et substituaient dans les esprits une épouvante superstitieuse à la curiosité scientifique. C’est par là que sa philosophie, pendant longtemps oubliée, obtint au XVIIIe siècle une telle faveur, qui se continue et même, à certains égards, s’est renouvelée de nos jours.

  1. De finibus bonorum et malorum, liv. II, chap, XXVII.