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de l’histoire, l’anarchie, les fureurs des factions, les implacables cruautés des vainqueurs, cette lutte pour la vie, pour l’honneur, pour le devoir, qui est la dure loi des temps de révolution, et qui demande aux âmes, pour ne pas déchoir, d’être sept fois trempées aux sources les plus hautes et les plus pures. Non, je parle des déceptions que contenait le principe même de la doctrine, mis en regard de la réalité humaine et de la vie. Pour les âmes frivoles elles-mêmes, après quelques années d’ivresse rapide et sans pensée, n’arrive-t-il pas un jour où le plaisir trahit son aridité et son insuffisance? Ce jour-là, c’est celui qui arrive au signal inévitable de la nature, quand on sent avec épouvante s’épuiser en soi la faculté du plaisir et se tarir la source des sensations, que l’on croyait aussi inépuisable que la source des jours que l’on doit vivre, quand enfin l’homme se trouve en tête-à-tête avec une vieillesse sans joie, aigrie et irritée par les souvenirs! Certains épicuriens en prenaient galamment leur parti ; une vie sans plaisir leur paraissait pire qu’une mort sans conscience; ils buvaient la mort dans une dernière libation, ou, comme Pétrone, ils se faisaient ouvrir les veines dans un dernier banquet. Les autres, lâches devant la mort comme ils l’avaient été devant la vie, traînaient des jours flétris que Plutarque, qui en a été le témoin, décrit avec une verve indignée qui ranime son style et le réveille de ses langueurs : « Quoi de plus triste que ces voluptés aveugles et efféminées qui ne sont que les aiguillons impuissans d’une sensualité amortie ? Cependant comme ces épicuriens vieillis ne cessent pas de désirer ces jouissances auxquelles leur corps se refuse, ils se livrent à des actions honteuses qui, de leur aveu même, ne sont plus pour eux de saison. Ils se nourrissent, faute de plaisirs nouveaux, du souvenir des anciens, comme on use au besoin de nourritures salées à l’excès; ils cherchent ainsi à rallumer, contre le vœu de la nature, une étincelle de sensation dans des sens presque morts, et qui ne sont plus qu’une cendre froide. » Là aussi n’y a-t-il pas eu des promesses illusoires que la doctrine du plaisir ne peut tenir en face de la nature? Où est en tout cela cette volupté divine et ce bonheur stable que nous promet Épicure?

Je sais qu’il y a eu un autre épicurisme, sobre et tempérant, souvent enseigné par Épicure lui-même, malgré bien des contradictions, et pratiqué par quelques âmes hautes et Gères; mais ces âmes non plus n’ont jamais connu ce bonheur infini qu’on leur annonçait : elles ont vécu sans joie dans le présent, en face de cette perspective de n’être plus qu’on leur ouvrait dans l’avenir.

Lucrèce n’est-il pas lui-même le plus saisissant exemple de cette tristesse épicurienne qui fut le partage de quelques intelligences d’élite et comme leur signe dans le monde antique? Ne sent-on pas à