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Impériale trouve que les choses ont changé de face... » Vers le même temps (2 février 1783) l’empereur envoyait à son chancelier un petit billet où on lit ces mots : « On voit clairement que l’impératrice n’a d’autre envie que de faire une dupe, mais elle ne s’adresse pas au bon poisson pour avaler son amorce. »

Il l’avala cependant, et contribua d’abord pour beaucoup à la brillante acquisition de la Crimée que la Russie put faire en 1783 « sans coup férir et sans perdre d’hommes[1]. » Catherine elle- même le reconnut dans sa lettre du 9 juin : «Si la prise de possession de la Crimée se termine sans guerre, je ne pourrai jamais méconnaître à qui j’en aurai la plus grande obligation. Instruite de la façon de penser de mon allié relativement aux propres intérêts de sa monarchie, je suis très disposée à concourir de mon mieux en temps et lieu. » En temps et lieu, lors de la tentative de Joseph pour échanger les Pays-Bas contre la Bavière (1785), Catherine concourut par quelques démarches diplomatiques en faveur de son allié à préparer seulement un éclatant triomphe pour l’ennemi implacable de la maison de Habsbourg : Frédéric II cria aussitôt à l’ingérence étrangère dans les affaires de l’Allemagne (il n’avait pas dédaigné une ingérence tout à fait semblable en 1778, quand elle fut à son profit!) : il créa la ligne des princes, et jeta ainsi les fondemens de cette politique de « l’union restreinte » des princes allemands sous l’égide prussienne, qui devait un jour être appelée à une si prodigieuse fortune. A peine sorti de cette douloureuse épreuve, l’empereur reçoit (10 août 1786) une lettre par laquelle madame sa sœur, « dans la confiance sans bornes qu’elle a en lui, » annonce une nouvelle campagne diplomatique contre les Turcs, avec le redoutable casus fœderis toujours au bout, et lui insinue une prochaine rencontre en Crimée. Pour le coup Joseph n’y tient plus: « Je trouve, — écrit-il, le 12 septembre, à Kaunitz, — l’invitation par post-scriptum d’aller courir jusqu’à Cherson très cavalière. Je m’en vais coucher une réponse, mon cher prince, que je vous communiquerai; elle sera honnête, courte, mais elle ne laissera pas de faire sentir à la princesse de Zerbst catherinisée qu’elle doit mettre un peu plus de considération et d’empressement pour disposer de moi. » Il finit cependant par se raviser; Kaunitz lui-même pense qu’il faut conserver l’amitié « d’une princesse aux déterminations grandes et vigoureuses. Qui sait le parti que peut-être nous pourrions en tirer encore, si le temps et les circonstances

  1. Rien de plus comique que la vertueuse indignation de Frédéric II au sujet de la Crimée. Le spoliateur de l’Autriche et le promoteur du partage de la Pologne trouve l’annexion de la Tauride par Catherine «une injustice criante et déshonorante !» (Dépêches du roi au comte Goertz du 28 janvier et du 4 février 1783.)