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offerts aux représentans des puissances, à couper les têtes des malheureux condamnés, à passer même gracieusement la hache aux ambassadeurs atterrés, et il en voulut beaucoup à l’envoyé de Prusse, M. de Printzen, de s’être refusé à un exercice d’un si haut goût[1]. La « sainte » Catherine, qui releva parmi les Maïnotes et les Souliotes l’antique drapeau de Philopœmen, fut cette Messaline altérée du sang et des larmes d’une nation slave et chrétienne que connut, que n’oubliera pas la Pologne; et tel souverain qui réclame pour les Bulgares « une existence humaine et civilisée » ne semble guère se douter que des millions de ses sujets sur les bords de la Vistule envient à l’heure qu’il est le sort des raïas turcs... Tout cela est vrai, sans doute, mais tout cela n’empêche pas pourtant que la Russie orthodoxe n’ait accompli une tâche à laquelle les puissances catholiques s’étaient tristement dérobées depuis le jour de Lépante, et que la renaissance de l’Orient chrétien ne soit l’œuvre plus ou moins bien intentionnée, mais indéniable, du peuple de Rourik. Les économistes sont assurément dans leur rôle alors qu’ils supputent les carnages et les ravages d’une croisade bientôt deux fois séculaire; les experts en droit des gens ne font que leur métier en énumérant les actes de violence et de ruse par lesquels le Moscovite n’a cessé de marquer son long pèlerinage à la Sainte-Sophie de Tsarigrad. Un Montesquieu toutefois porterait probablement un jugement très différent sur l’ensemble d’une politique à bien des égards si romaine ; un Bossuet surtout n’hésiterait pas à y voir la main de Dieu, — qui sait? à prêter peut-être au Samson du monde slave le mot même du Samson de la Bible, que de ce carnage est sorti quelque chose de vivifiant, et que cette violence a procuré les douceurs de la liberté et de la dignité humaines à des millions de ghiaours : de comedente cibus et de forti dulcedo...


JULIAN KLACZKO.

  1. Frédéric II à Voltaire, 28 mars 1738, d’après la relation de M. de Printzen (Voltaire, éd. Beuchot, t. LIII).