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Écoutez enfin la plus jolie de ces historiettes. C’est une vraie scène de comédie. Les acteurs sont Louis XIV, le duc de La Feuillade, le poète latin Santeuil, et celui qui se trouve être, sans le savoir, l’occasion de ce petit impromptu de Versailles, c’est Bossuet en personne :


Pendant que je suis sur le chapitre de M. de La Feuillade, je vais, monseigneur, vous apprendre une aventure qui lui est arrivée avec Santeuil, depuis que vous êtes parti d’ici pour votre diocèse. Santeuil, qui a, comme Votre Grandeur sait, un si beau génie pour les vers latins, ayant appris qu’on lui avait retranché une pension de huit cents livres que les belles inscriptions qu’il a faites par Paris lui avaient attirée, fit une épigramme latine au roi pour tâcher de la faire rétablir et la mit sous la protection de M. de La Feuillade. Douze ou quinze jours après, Santeuil, étant retourné à Versailles, fut voir M. de La Feuillade, qui lui dit qu’il avait montré son épigramme à M. de Meaux et qu’il ne l’avait pas trouvée trop belle.

« — M. de Meaux ! répondit brusquement Santeuil ; un bon ignorant ! — Comment! reprit M. de La Feuillade, animé d’une violente colère, M. de Meaux ignorant! Lui, de qui l’esprit est d’une si vaste étendue, qui est une des plus brillantes lumières de l’église, et dont le mérite est connu par tout le monde chrétien, M. de Meaux ignorant ! — Je demeure d’accord, répliqua Santeuil, qu’il est tout ce que vous dites : grand évêque, grand théologien, grand prédicateur, grand controversiste; il a fait enrager Claude et Jurieu; mais c’est un ignorant en vers latins, dont je ne voudrais pas pour être mon caudataire sur le Parnasse. Il faut que, vous et lui, vous ayez oublié que je suis Santeuil, lui d’avoir la hardiesse de blâmer mes vers, et vous l’assurance de me le dire. »

M. de La Feuillade, qui s’aperçut qu’il y avait plus que de l’enthousiasme dans Santeuil, avait déjà la main sur la garde de son épée, en cas que sa fureur poétique allât plus loin, quand Santeuil ajouta à ce qu’il venait de dire : — « Écoutez, monsieur, je ne puis trahir la vérité; comme vous êtes le premier homme du monde pour la guerre, je suis le premier homme du monde pour les vers latins, et je ne crois pas qu’il y en ait aucun sur la terre assez hardi pour nous disputer cette primauté. »

Adouci par ces flatteuses paroles de premier homme du monde pour la guerre, M. de La Feuillade dit à Santeuil de l’attendre, et s’en alla sur-le-champ trouver le roi, qui lui parut de fort bonne humeur. — « Sire, lui dit-il, Votre Majesté aura de la peine à croire ce que je lui vais dire : Je viens de voir un homme plus fou que moi. » — Le roi, qui se prit à rire, lui demanda qui ce pouvait être. — « C’est Santeuil,