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la liberté du contrat. Pour l’ouvrier sans capital, c’est tout simplement la liberté de mourir de faim ; car comment peut-il subsister, s’il n’accepte pas les conditions qu’on veut lui imposer? La liberté de se déplacer (Freizugigkeit), autre mot vain. L’ouvrier qui a femme et enfans n’est-il pas attaché au lieu où il est établi? Comment ira-t-il chercher de l’emploi ailleurs, lui qui n’a pas de quoi subvenir à ses premiers besoins? Liberté du travail, qu’est-ce, sinon la concurrence des travailleurs réduisant à l’envi leur salaire? Liberté commerciale ! Quel en est le résultat, sinon de procurer au riche ce qu’il achète au meilleur marché et de réduire le pauvre à la subsistance de ceux qui en reçoivent le moins? Le christianisme mis en pratique peut seul faire que ces libertés, dont les capitalistes profitent exclusivement aujourd’hui, servent aussi aux travailleurs. Que d’œuvres de toute espèce n’a pas fondées la charité catholique : couvens, écoles, refuges, hospices, des secours pour tous les besoins et pour toutes les infirmités ! Aujourd’hui, c’est aux ouvriers qu’il faut venir en aide. C’est la mission qui s’impose particulièrement au catholicisme.

Mgr von Ketteler termine son livre par les appels les plus pressans adressés aux riches manufacturiers et à la noblesse. « Autrefois, c’est la noblesse qui a enrichi l’église et les monastères. Maintenant rien ne saurait être plus agréable à Dieu et plus conforme à l’esprit chrétien que de constituer une association qui aurait pour but de fonder des sociétés coopératives de production dans des districts où la condition des ouvriers est la plus mauvaise. » On le voit, l’évêque de Mayence croyait, avec Lassalle, que pour assurer le succès des sociétés coopératives il suffisait de leur avancer des fonds. M. de Bismarck vient de le reconnaître à la tribune du parlement allemand, il avait été aussi complètement gagné à cette idée par le brillant socialiste, « l’un des hommes les plus spirituels et les plus charmans que j’ai rencontrés, » a ajouté le chancelier, qui conserve encore sa foi dans les sociétés de coopération[1]. J’ai montré précédemment, en discutant les plans de réforme de ce séduisant agitateur, les difficultés

  1. Voici comment M. de Bismarck s’est exprimé à ce sujet dans la séance du Reichstag du 17 septembre dernier : « Je me suis en effet entretenu avec Lassalle de l’appui à donner par le gouvernement aux sociétés coopératives, et, aujourd’hui encore, je ne crois pas que ce soit là chose inutile. Je ne sais si ce fut l’effet des raisonnemens de Lassalle ou le fruit de ma propre expérience lors de mon séjour en Angleterre en 1862, mais j’ai toujours pensé qu’en organisant les sociétés coopératives comme elles fonctionnent en Angleterre, on pourrait sérieusement améliorer la condition des travailleurs. J’en conférai avec Sa Majesté, qui s’intéresse vivement aux classes ouvrières, et le roi donna une somme assez importante pour faire un essai. Je m’étonne qu’on me fasse un reproche de m’être occupé de la solution de la question sociale. Le vrai reproche à me faire serait de n’avoir pas persévéré et mené à bonne fin cette œuvre. Mais ce n’était pas l’affaire de mon département ministériel, et le temps nécessaire m’a fait défaut. La guerre, la politique extérieure, m’ont absorbé. Les essais de sociétés coopératives n’ont pas réussi, faute d’organisation pratique. Pour la production, tout allait bien; pour la partie commerciale, c’était autre chose, et les difficultés ont été si nombreuses qu’elles n’ont pu être surmontées. Peut-être la cause en est-elle dans le manque de confiance des ouvriers, à l’égard surtout des administrateurs et des supérieurs. En Angleterre, cette confiance existe, et les sociétés coopératives sont florissantes. Je ne comprends pas, en tout cas, qu’on me fasse un reproche d’avoir fait des essais que Sa Majesté a payés sur sa propre cassette. »