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socialiste. Ce parti, dont la force au parlement impérial augmente à chaque élection, est devenu un des principaux facteurs de la politique allemande, dont les contre-coups se font sentir dans toute l’Europe. On comprendra mieux pourquoi, si M. de Bismarck n’a pas été à Canossa, il a cependant permis au nonce du pape de venir à Kissingen. L’alliance du socialisme démocratique et du socialisme catholique est évidemment le principal danger qui menace toute l’œuvre du grand chancelier. Ces deux nuances, travaillant chacune de leur côté, ennemies quand elles se disputent des cohortes ouvrières, mais alliées pour les conduire au scrutin, gagnent toutes deux rapidement du terrain. Avec les démocrates, on ne peut songer à s’entendre : l’hostilité est absolue ; mais avec les catholiques un accord n’est pas impossible, moyennant certaines concessions de part et d’autre. Comme vient de le dire si justement M. de Bismarck, en politique c’est toujours le do ut des qui se cache au fond de toute transaction ; seulement la politique de Rome n’a jamais manqué d’exiger beaucoup et de céder très peu, et M. de Bismarck n’est pas habitué à traiter sur ce pied-là. Il en résulte que l’entente n’a pu s’établir, et que la loi contre le socialisme a passé, malgré démocrates et catholiques, avec l’appui des libéraux, détestés également par tous.

Il est difficile d’émettre un jugement impartial sur le mouvement si, extraordinaire que nous avons essayé de faire connaître. Il serait, je crois, injuste de prétendre que la commisération pour le sort des ouvriers et les idées socialistes qu’exprime le clergé ne sont qu’une comédie pour arriver au pouvoir. En prêtre charitable doit être sincèrement touché des maux qui atteignent la classe laborieuse au sein des grandes agglomérations industrielles. S’il a lu les pères de l’église, il constatera avec indignation combien peu leurs préceptes servent de règle aux actions de la vie moderne. Avec l’idéal de la charité évangélique dans le cœur, que peut-il dire de ce monde économique où règne la dure loi de la concurrence, qui n’est autre que la lutte animale pour l’existence ? Dans la chaire, le bon pasteur doit nous dire : « Traite ton frère comme toi-même. » Mais l’industriel lui répond : « Si je ne réduis pas les frais de production et le salaire au minimum, je ne vendrai ni à l’étranger ni chez moi, et nous perdrons tous notre gagne-pain. » — J’admets donc que Mgr von Ketteler a été touché de la grâce socialiste en lisant Lassalle, comme M. de Bismarck l’a été en l’écoutant. Mais cependant, quand on voit la masse profonde de ces innombrables associations dirigée et chauffée en vue du scrutin, et le clergé s’allier sans hésitation à ces démocrates qui ont prononcé contre le christianisme le serment d’Annibal, on cesse de croire que toute cette campagne si savamment menée n’ait d’autre inspiration