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pick-pockets ! .. Et comment ne pas admirer aussi la généreuse philanthropie de ces grands faiseurs de solutions, philanthropie qui a pour sous-entendu l’extermination de toute une race ! On a beau répéter le fameux mot de M. de Maistre, que le Turc n’est que campé en Europe ; il y est campé depuis plus de cinq cents ans[1], il défend sa possession avec ténacité, avec courage, avec le désespoir d’une lutte suprême : il était possible, il était légitime de le refouler en Asie, par un commun effort de la chrétienté, au temps d’Orkhan ou de Mahmoud II ; dans notre XIXe siècle, une tentative semblable serait aussi malaisée qu’inique. « Nous étions trois mille lorsque nous débarquâmes, il y a cinq cents ans, à Tzympé, et il faudra, nous réduire au même chiffre avant de nous rembarquer, » a dit un jour Midhat-Pacha, avec un accent qui n’avait rien de la jactance. Que les Grecs, que les Serbes, que les Monténégrins, que les Bulgares travaillent de leur mieux à cette réduction graduelle, « humaine et civilisatrice, » par des guerres, des incendies et des massacres : ils vengent l’injure de leurs ancêtres, ils préparent ou ils croient préparer la gloire et le bonheur de leurs arrière-petits-enfans. Que la Russie s’empresse, à son tour, de considérablement augmenter l’œuvre de carnage et de ravage, et de lui donner des proportions dignes de sa propre grandeur : elle poursuit par là un but gigantesque, et les cadavres qu’elle amoncelle doivent servir de fondemens à sa domination sur le monde. Mais que les puissances civilisées de l’Occident, qui n’ont ni injures à venger, ni conquêtes à faire dans la péninsule thracienne, y viennent de leur côté assumer la « mission » de l’ange exterminateur, y viennent ajouter les horreurs anglaises, françaises, allemandes, aux atrocités bulgares, bosniaques et moscovites, et tout cela de propos délibéré, par pur amour du progrès, et à la seule fin de « créer » des états indépendans au pied des Balkans, c’est là leur demander un désintéressement sanguinaire dont elles ne mériteront probablement jamais ni l’excès d’honneur, ni l’indignité.

Crée-t-on d’ailleurs des états indépendans, les fait-on surgir des profondeurs du néant par un coup d’adresse, par un décret des cabinets ? Ces formations ne sont-elles pas plutôt le produit lent et mystérieux d’une suite de générations, d’une natura naturam, dont ni la physiologie, ni la politique n’ont pénétré les secrets ? Combien précaires, combien chétifs et peu rassurans pour l’avenir nous semblent encore aujourd’hui les organismes politiques de la Grèce, de la Serbie et de la Roumanie ; et cependant, pour n’arriver qu’à

  1. La premier établissement des Turcs en Europe date de 1356. Ils occupèrent alors le château fort de Tzympé, au-delà de Gallipoli, sous la conduite de Suleyman, fils d’Orkhan, à la tête de trois mille hommes. (Voyez Seadeddin, trad. Bratutti,) Chronica dell’ origine e progressi della casa ottomana (Vienne, 1649), I, p. 58-63.