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maintenir les populations d’Orient dans les liens aujourd’hui déjà vieillis et peu pesans en somme[1] de l’empire ottoman que de les livrer inconsidérément, et de livrer avec elles tout le monde civilisé à la domination moscovite ? ..

Il n’en est pas moins vrai pourtant qu’en s’en tenant aux palliatifs et aux expédions, qu’en voulant toujours prolonger le statu quo « pour repousser aussi loin que possible dans l’avenir ces problèmes de races, de géographie politique et d’équilibre que recèle la question d’Orient[2], » les gouvernemens n’ont fait que se vouer à une tâche aussi laborieuse qu’ingrate. Ils avaient contre eux la force des choses, la faiblesse des hommes, et jusqu’à la voix de leur propre conscience. Ce n’était rien encore que cette attraction irrésistible que la Russie exerçait depuis des siècles sur les raias, et qui donnait à son ascendant continu le caractère presque d’une loi physique, fatale et inexorable ; ce n’était rien même que la prostration toujours croissante de l’Osmanli, qui, sourd à tous les conseils et à toutes les objurgations, s’engouffrait dans « cette volupté de la mort » que goûtent si bien les sociétés asiatiques en décadence ; à tout cela venait s’ajouter la pensée cuisante d’un déni de justice apparent envers les populations chrétiennes, si longtemps écrasées sous le pied de l’infidèle et qui commençaient maintenant à se redresser et à demander bruyamment leur place au soleil. Si les diplomates avaient généralement la constitution assez robuste pour ne pas succomber à la douleur de pareils scrupules, il en était tout autrement du sentiment populaire, mobile, inconsidéré et dépassant facilement la mesure, mais généreux au fond et éminemment humain. Ce sentiment eut souvent ses révoltes contre l’actionnes cabinets dans les affaires d’Orient, il eut ses pronunciamentos violens, formidables, contre la raison des hommes d’état et l’expérience des hommes en place. — « O expérience ! s’écrie le poète slave, ouate épaisse qui protèges l’oreille de nos maîtres contre les gémissemens importuns de l’humanité souffrante ! » — L’opinion publique, qui, elle aussi, était devenue une grande puissance déjà à l’époque de M. de Vergennes, livra successivement plus d’une bataille aux gouvernemens de l’Occident en faveur de ces Hellènes, de ces Serbes, de ces Roumains et de ces Bulgares « dont elle avait été informée par des livres imprimés, » pour parler le langage de Pierre le Grand, et remporta même plus d’une victoire signalée

  1. Le tribut annuel payé à la porte par la Roumanie et la Serbie jusqu’à la dernière guerre, — seul vestige de leur allégeance envers le sultan, — n’était certes pas onéreux. Quant à la condition réputée si misérable des Bulgares, on sait l’étonnement et l’envie que le spectacle de leur prospérité réelle a causés à l’armée russe elle-même dans la récente campagne.
  2. Eugène Forcade, Histoire des causes de la guerre d’Orient (Paris, 1854), p. 199.