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L’ÎLE DE CYPRE.

heurter et à se pénétrer, dans la guerre et dans la paix, à faire l’échange de leurs marchandises et de leurs idées, tout en ne paraissant, à distance, occupés qu’à se combattre ; elle est placée au point de rencontre de deux courans, de deux familles ennemies et pourtant inséparables. Elle a servi de boulevard et de poste avancé tantôt aux Phéniciens et aux grandes monarchies asiatiques contre les Grecs, tantôt aux nations occidentales contre les Orientaux, aux Grecs, et plus tard aux chevaliers francs contre les Phéniciens, les Perses, les Arabes et les Turcs. Alors même qu’elle jouait ce dernier rôle, elle était trop voisine de la Syrie pour n’en pas subir l’influence. Toute guerre comporte des trêves ; quand elle dure longtemps, elle établit entre les belligérans, par la force des choses, des relations qui les amènent à se faire beaucoup d’emprunts réciproques. Le commerce de Cypre avec la terre ferme restait toujours actif ; celui des deux éternels adversaires qui se trouvait dépossédé pour le moment réussissait encore à garder un pied dans l’île et à y faire sentir son action.

Ces relations et ces emprunts, on en a partout relevé la trace dans l’histoire de l’agriculture, de l’industrie et du commerce de Cypre ; on a vu comment l’Ile avait dû à chacune des dominations qui s’y sont succédé la conquête de quelque nouveau végétal, dont s’emparaient aussitôt ses artisans et ses trafiquans pour le mettre en œuvre et en faire la matière d’un négoce qui les enrichissait. Pour la période antique, il a fallu souvent recourir à la conjecture, quand il s’est agi d’établir le bilan de chacun de ces possesseurs successifs ; mais nous sommes mieux renseignés pour le moyen âge, ce qui nous aide à comprendre comment les choses se sont passées à une autre époque. M. von Loeher insiste avec raison sur ce côté de l’histoire de Cypre, qui avait été jusqu’ici assez négligé. Comme il le dit fort bien, Cypre a été pour l’Europe, pendant tout le moyen âge, une sorte de grand jardin d’acclimatation ; c’est là que pour la première fois Grecs et Francs ont introduit et cultivé certaines plantes de l’Arabie et de la Perse, de l’Inde et de l’Égypte, qu’ils en ont étudié les mœurs, qu’ils en ont modifié les conditions d’existence pour les accoutumer à un milieu quelque peu différent de celui de leur patrie d’origine. Elles ont réussi, elles se sont plu dans cette station intermédiaire, heureusement choisie ; de là, plus tard, elles ont été portées en Grèce et en Italie, dans la France méridionale et en Espagne, dans les îles Canaries et en Amérique. Il en a été ainsi du mûrier avec la soie que l’insecte tire de ses feuilles, ainsi de la canne à sucre et de l’arbre à coton. C’est à Cypre que les Portugais sont venus chercher les premiers ceps de vigne qui aient été plantés à Madère.