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les 22 degrés qui nous séparent de New-York, et cela dans un siècle de chemins de fer et de bateaux à vapeur, c’est absurde.

— Que veux-tu ? Tout le monde ne possède pas vingt lieues de terre dans le Yucatan.

— Pour ce que cela rapporte ! Je n’en tire pas par an de quoi payer un déjeuner chez Delmonico.

— Alors tu persistes dans ton idée de mettre ces terres en valeur ?

— Je crois que oui ; mais sur ce point tu me conseilleras.

— Ton père avait toujours ajourné ce projet.

— C’est vrai, mais il avait, lui, autre chose à faire. Le gouvernement mexicain lui devait en 1854 des sommes assez considérables pour des fournitures faites à l’armée. Hors d’état de s’acquitter, il offrit en paiement une concession de terrains dans le Yucatan ; faute de mieux, mon père s’en contenta, il fit mettre ses titres en règle, puis ne s’en occupa plus. Un grand négociant de New-York ne pouvait s’attarder à ces détails. Les spéculations avec l’Angleterre, la Chine, le Pérou, absorbaient toute son attention, et voilà comment il m’a laissé, outre deux cent mille dollars de revenu, ces vingt lieues de terre que je vais visiter par curiosité ou par devoir, je ne sais trop. Ce disant, George Willis alluma un cigare et s’absorba dans la contemplation d’un banc de poissons volans dont il suivit avec curiosité le vol inhabile et les capricieux plongeons.

George Willis et Fernand de C… étaient cousins. Le père de George, armateur à New-York, mort depuis deux ans, avait légué à son fils une fortune considérable, mais une fortune américaine, embarquée dans des spéculations sur toutes les mers et sous tous les climats. George Willis la réalisa prudemment, lentement et fit preuve en cette circonstance d’une entente des affaires que son père avait toujours mise en doute. De fait George ne les aimait guère, et ne s’en occupait que contraint et forcé : il leur préférait les voyages, les études historiques et passait volontiers, à observer, le temps que ses compatriotes emploient à agir. Sous une apparence flegmatique, il cachait un cœur généreux, capable de dévoûment pour les autres et d’enthousiasme pour les grandes causes. On le tenait pour un original, il le savait et n’y contredisait pas, estimant qu’il eût été fort en peine de s’analyser lui-même.

Une vive amitié l’unissait à son cousin Fernand, plus âgé que lui de deux ans. La mère de Fernand, sœur du père de George, avait épousé à Washington M. de C…, alors secrétaire de la légation de France. Fernand avait perdu son père et sa mère de bonne heure. Recueilli par son oncle qui prit soin de l’orphelin et administra habilement sa petite fortune, Fernand, hardi et aventureux, fit partie de l’expédition du colonel Williamson à travers l’Amérique. Géologue expérimenté, dessinateur habile, savant modeste et homme de ressources,