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répugnance pour toute spéculation qui dépasse les bornes de la science expérimentale. Il aurait grand tort de renier Bacon, qui a proscrit en si beau langage la recherche des causes finales ; il ne fait que répéter sa sentence, quand il nous dit que le déterminisme ne rend pas compte de la nature, qu’il nous en rend maîtres[1]. Voilà le dernier mot de la science proprement dite. Est-ce bien le dernier mot de l’esprit humain ? S’il en était ainsi, il ne faudrait plus parler de philosophie, et quand Claude Bernard se sert par hasard de ce mot, il est permis de n’y voir qu’une vieille habitude de langage qui conserve le nom en supprimant la chose. Toute philosophie entend expliquer la réalité observée et classée par la science. Expliquer, c’est dire la raison, la cause, le pourquoi des phénomènes dont la science nous a découvert la loi, la condition, le comment. En nous avertissant que tout ce qui dépasse le déterminisme n’est plus de la science, Claude Bernard reste dans son rôle de savant. Était-il nécessaire d’ajouter que toute autre recherche est illusoire ? Ce langage nous semble bien tranchant et bien dédaigneux pour un ordre de conceptions que n’atteint pas la méthode expérimentale. Les esprits élevés qui persistent à penser, avec tous les grands métaphysiciens, anciens et modernes, que les choses sont faites pour être entendues par l’esprit, font plus et mieux que se bercer au vent de l’inconnu et dans les sublimités de l’ignorance ; ils cherchent à comprendre les réalités que la science analyse, observe et décrit. Et, en cela, les instincts de l’humanité répondent aux spéculations des philosophes. Tant qu’on n’aura pas rayé du catalogue de la pensée un certain nombre de concepts, tels que le principe de finalité, le positivisme ne prévaudra point contre les aspirations irrésistibles de l’esprit humain. On a pu voir plus haut comment, sans ce concept, l’évolution universelle reste une énigme indéchiffrable. La science, qui ne cherche point à la pénétrer, doit permettre à la philosophie d’aborder cette haute tâche. Avant Bacon et Claude Bernard, qui n’assignent pas d’autre but à la philosophie naturelle que l’empire de l’homme sur la nature, et pas d’autre objet que les lois dont la connaissance lui assure cette domination, Aristote avait dit que la philosophie première est la plus noble des études, parce que seule elle poursuit un autre but que l’utile. Quel but ? La vérité par excellence, celle que les dieux envieraient à la curiosité humaine, s’ils pouvaient être jaloux. Voilà pourquoi la métaphysique vivrait autant que la science, alors même qu’elle ne projetterait pas sa lumière sur tout un ordre de doctrines morales qui n’ont pas moins d’intérêt pratique que les théories scientifiques les plus fécondes en résultats.


É. VACHEROT.

  1. Leçons sur les phénomènes de la vie.