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singulièrement différente de l’original britannique. En Angleterre, les juges de paix (justices of the peace) sont autant des administrateurs que des juges ; c’est à eux de voter les dépenses du comté, à eux de nommer et de contrôler la plupart des fonctionnaires locaux[1]. En Russie il en est tout autrement, les juges de paix sont strictement limités à leurs fonctions judiciaires, le principe de la séparation des pouvoirs emprunté à la France a été rigoureusement appliqué jusqu’en des institutions imitées de la Grande-Bretagne.

L’opinion a été généralement favorable à cette entière séparation de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire. Il y a toutefois des voix dissidentes dont les critiques méritent d’être signalées. J’ai entendu des Russes, et non les moins cultivés, préférer hautement le système anglais qui est demeuré en vigueur aux États-Unis. « Ce principe de la séparation des pouvoirs qui vous est si cher en France, me disaient-ils, n’a rien d’absolu, sans quoi ce prétendu axiome n’est qu’un préjugé théorique. La distinction de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire, bonne et normale dans les villes, devient nuisible ou inefficace dans les campagnes. En dehors des grands centres, surtout dans un pays étendu et faiblement peuplé comme le nôtre, ce partage des pouvoirs et des fonctions n’est souvent qu’un luxe déplacé et dispendieux. Installer aux villages des spécialités administratives et judiciaires, c’est comme si, au lieu d’une boutique à tout vendre, vous y réclamiez la variété et la spécialité des magasins des villes[2]. »

Les partisans du système anglais eussent voulu que la surveillance des administrations locales et le contrôle des communes fussent remis aux juges de paix, dont, assurent-ils, la direction eût bien valu la tutelle de la police. Il serait oiseux de peser ici la valeur de cette opinion. Les hommes qui la professent sont pour la plupart suspects de penchans aristocratiques ou d’admiration surannée pour les mœurs patriarcales. A un titre comme à l’autre, les adversaires de la séparation des pouvoirs ont contre eux le courant des idées modernes aussi bien que les tendances de l’esprit russe contemporain. Leurs objections auraient beau être fondées, elles sauraient difficilement prévaloir contre les doctrines en vogue

  1. Voyez l’Administration locale en France et en Angleterre, de M. Paul Leroy-Beaulieu, p. 51-52.
  2. Des objections de ce genre se rencontrent chez des publicistes de tendances fort diverses, tels que M. Kochelef et M. V. Bezobrazof. Ce dernier a naguère publié à cet égard une brochure intitulée : Myly po povodou soudebnoï vlasti. Le général Fadéief a plus récemment renouvelé toutes ces critiques dans l’ouvrage ayant pour titre : Tchém nam byt ? Conformément à ces idées l’assemblée de la noblesse de Saint-Pétersbourg avait il y a quelques années manifesté le désir de voir conférer aux juges de paix d’importantes attributions administratives. Voyez Samarine et Dmitrief : Revolutsionny Konservatizm, p. 117-122.